La vie ne défile pas sous nos yeux, quand on meurt. Quand on se trouve à l'agonie, en général on pleure, on implore la pitié de son agresseur, et on se chie dessus. Il faut du temps pour se remémorer. Du temps pour craindre que tout ce qu'on a vécu disparaisse en un instant. Je n'ai pas peur, quand je prends l'autoroute M14 de Mykolaev à Odessa. Je n'ai pas peur, mais j'ai conscience qu'autour de moi la panique prédomine, et que les gens ne vont pas tarder à faire n'importe quoi. Ca a commencé au petit matin. Par une annonce du président en personne, entouré par des militaires des bataillons spéciaux du Ministère de l'Intérieur. Partout des bannières arborant leur nouvelle -et véridique- allégeance ; croix en tous genres, révélant toutes obédiences d'un Dieu dont un ange, à la télévision, soutient qu'il est l'Unique. A neuf heure vingt-deux, l'allocution qui a duré moins de dix minutes se termine. A dix heures vingt-sept, le général de Brigade Zijniy rassemble les cinq mille hommes sous sa responsabilité dans le secteur de Berdiansk et déclare sa propre allégeance aux seuls véritables maîtres de la steppe ; Chernobog et Djabog. Avant midi, la moitié des brigades de la régulière se sont mutinées. On cite Tyr, ou Loki, ou encore Chernobog, et d'autres à la suite. Ceux qui arborent en tête de colonne ou sur leur quartier général des idôles ou des bannières à la gloire de certains saints défilent en armes dans les rues de Kherson, de Zaporijia, de Kharkiv.


A seize heures dix-sept, les premiers coups de feu éclatent à Kiyv et les images du palais présidentiel sous le feu de deux tanks T-80U font le tour du monde.


A dix-huit heures, on apprend que le chaos touche aussi Varsovie, les Etats Baltes, qu'il y a des bûchers aux sorcières qui se dressent en Hongrie, que des attaques de monstres sont recensées partout dans les balkans. La situation échappe à tout le monde.


J'ai déserté, aujourd'hui. J'ai quitté ma tranchée dans le secteur de Donetsk et j'ai fait le point avec mon unité ; le 15e groupement tactique indépendant « Sarmat ». Tous les hommes sont étrangers à ce pays dont ils défendaient sa liberté contre l'ogre venu de moscovie, et certains repartent déjà pour leur Arménie ou leur Géorgie natale, d'autres pour la Pologne. Certains choisissent de rester, et de rallier l'un ou l'autre des camps. J'ai abandonné mon uniforme quelque part du côté de Krynky, et j'ai gardé mon pistolet et mon fusil, sous le siège passager. J'ai jeté mon casque sur le pont enjambant le Dniepr, et jeté quelques effets au passage. A la sortie du pont, des coups de feu claquent derrière moi, et je vois deux BMP se mettre en travers de l'autoroute. Des colonnes de fumée s'élèvent dans le ciel de Kherson, et les réacteurs de deux bombardiers SU-25 déchirent le ciel au dessus de la route ; plusieurs flashs illuminent l'horizon, et à plusieurs endroits on voit des hommes en armes aligner des prévenus contre les murs. Je serre les dents quand j'entends les coups de feu claquer.


Je ne peux rien pour ces gens. Je ne peux rien pour personne. Sauf si j'arrive à temps à Breder.


Alors, j'écrase l'accélérateur, je contourne une colonne d'artillerie qui avance vers l'Est dont je viens. Je reste bloqué deux heures avant Odessa, contourne la ville par le nord. Des trainées ardentes déchirent le ciel quand je refais le plein sur un centre commercial, et dois intervenir pour une bagarre entre deux conducteurs qui ont entassé toute leur famille et leur vie dans leur véhicule ; ils bloquent le chemin de tout le monde. L'un d'eux est séché d'un crochet en plein visage, le second, je le renvoie contre sa carlingue d'un coup de bottillon au cul. Ils se tirent sans demander leur reste, ne souhaitant pas rester en travers de ma route alors que je vais de l'un à l'autre, prêt à les cogner s'ils réclament la revanche.


Je reprends la route. Je fatigue ; je n'ai rien avalé depuis la veille, les événements du jour m'ayant privé de tout. A la frontière, je note les montagnes en feu. Un halo orangé qui nimbe la nuit d'un rayon semblable au lever du jour, ou au crépuscule des gens qui vivaient là bas. Je mets la journée à passer les contrôles ; on me laisse passer car même ayant eu l'uniforme national jusqu'à la veille, je reste un contractuel étranger, libre de rentrer chez moi. L'armée moldave fait plus de difficultés ; combats avec les russes de transnistrie, la veille. A priori, c'est l'armée de l'air qui a répondu aux tirs de provocations par quelques tonnes de bombes incendiaires, et l'affaire a dégénéré en duel d'artillerie légère jusqu'au petit matin.


Je passe. Et trace ma route. Il faut encore des heures pour quitter la région, et m'enfoncer dans les forêts qui m'ont vu naître. J'ai le temps de repenser, alors, nostalgique d'une époque depuis longtemps révolue. De mon enfance turbulente, des bagarres de cour d'école entre élèves incapables et sans avenir, gamins d'ouvriers et de mineurs sans le sou. De mes premiers jours soixante mètres sous terre, dans la chaleur et dans la crasse, et puis les disputes avec mon père. Lyra, que j'ai vue grandir à distance pendant vingt ans, de mes vieux... Qui ne se sont jamais remis que je sois parti en Russie, engagé volontaire dans une guerre qui ne nous regardait pas. Les premiers hommes que je tue, dans les contreforts de ce qui fut jadis l'une des conquêtes incomplètes d'Alexandre. Et puis la haine féroce de ceux qui m'auront commandé là bas, et envoyé tant de jeunes hommes se faire tuer pour rien, par bêtise. Le retour difficile à la paix, et le départ à nouveau, toujours pour lutter contre les pourris et les corrompus qui ne veulent jamais lâcher les peuples qu'ils oppriment et qu'ils veulent pour continuer de s'engraisser sur leur dos. Arménie, Abkhazie, Géorgie, Dniestr, Serbie, Kosovo, Ukraine... je continue sans cesse, je rejoins des compagnies privées. Je me spécialise dans la reconnaissance, et dans l'infiltration. Je frappe dans les montagnes par surprise des convois blindés, surine dans la forêt les soldats des occupants. Je me fais un nom, une réputation dans le métier. A l'occasion, je touche mon propre bakchich des américains, des britanniques ou des français qui se renseignent sur tonton Ivan ou Soliman que je rencontre au gré des missions, le plus souvent sous uniforme sans marquage distinctif. Je vis une existence simple ; je gagne ma vie du meurtre légalisé de soldats qui n'ont rien à faire dans des pays qui se veulent souverains. Je ne reste jamais longtemps au même endroit. Pas d'appartement, pas d'amis en dehors de mes missions, pas de copine, rien. Seulement des relais de poste où j'envoie l'argent à ma mère qui ment à mon père sur sa provenance, pour traiter son cancer et l'école de la petite, de la soeurette qui grandit. Lyra qui s'épanouit un peu plus à chaque fois qu'elle apprend ou découvre quelque chose de nouveau. Si différente de moi...


Et je ressasse. Qu'aurait été ma vie si j'étais resté au village, si j'étais devenu mineur de sel comme le paternel ? Je serais marié, j'aurais des enfants. Quelque chose de réel et de concret à perdre dans cette crise qui n'a pas de frontière.


Je me rends compte en approchant des collines boisées qui m'ont vu naître que j'ai quelque chose à perdre, moi aussi. Des flammes. Des cris. Mes phares qui déchirent la nuit. Arme au poing, j'allume une des horreurs qui était littéralement en train de déchiqueter un de mes voisins à coups de crocs. Une balle en pleine tête, et en m'approchant au dessus, deux autres en pleine poitrine. Je progresse vite au milieu du chaos. Partout les cris, partout les monstres. Mon père, mort sur le chemin qui mène à la maison, fusil encore tenu doigts sur la gâchette. Le vieil homme apparaît le cou déchiqueté, du sang maculant son vieux bleu de travail. Ma mère, ravagée dans la cuisine. Des bruits, des gémissements, des cris étouffés. Je suis déjà mêlé aux ombres qui se découpent dans le salon dans les flammes ravageant la maison des voisins, et déboule dans la chambre de ma sœur, un monstre en train de lui arracher ses vêtements. En se tournant, le type a l'air hirsute, du sang gouttant de sa bouche maculée. Il en prend une dans la tête, qui le rejette en arrière dans une gerbe de sang et les hurlements de Lyra. Et moi dessus, se prend ma godasse talon en premier, faciès rageur, en lui écrasant la gueule une fois, deux fois, trois fois. Alors que Lyra continue de crier, c'est son téléphone que je prends, que je claque d'un énorme coup de couteau sur le torse de la chose qui a essayé de la violer et de la bouffer -pas nécessairement dans cet ordre-. La lame perfore la batterie et par friction, le court-circuit consume le lithium qui part en combustion comme la base d'une fusée éclairante. La chose hurle comme un possédé et nous pousse pour se tirer, en flammes et trainant une nappe de fumée derrière elle.


Je rassure ma sœur, l'embrasse sur le front, la drape de mon blouson militaire et la serre, mais pas le temps. Main dans la sienne, je la tire derrière moi. Tout n'est plus qu'horreur et chaos. On fuit par l'ancien tunnel d'évacuation des eaux utilisées pour noyer des boyaux de la mine ou filtrer le substrat terreux ; on croise en chemin notre lot d'horreurs et de massacres, et en sortant l'un de ces monstres nous rattrape. Le combat est sans pitié, au corps à corps, grognements bestiaux contre râles d'effort et de rage. A coups de poing, de parades, de prises d'étranglement. Cette horreur est pire que moi ; je sais que je vais mourir. Je le sens. D'autres arrivent.


Et puis, la clairière se fait strier de faisceaux lumineux ; lampes fixées en baïonnettes de fusils d'assaut, de pistolets, qui claquent en stacatos furieux. Les monstres retombent, transpercés de part en part ; j'ai profité d'un craquement survenu juste avant la fusillade pour planter ma lame plusieurs fois dans le torse de la chose, puis au travers l'un de ses yeux ; je tourne la garde dans un grincement d'os de fin du monde qui fait couiner Lyra d'horreur.


Haletant, moucheté de sang, j'en suis encore à me demander si je n'ai pas été contaminé par ces choses quand mon regard se pose sur une nana vêtu d'un uniforme d'intervention noir, et de ses copains cagoulés, en armes, qui remontent vers le village. Ils vont passer la nuit à le purger.


Et moi à envisager un avenir de mort, de sang, et de vengeance. Mon combat pour la liberté n'a pas pris fin.


Il vient tout juste de commencer.

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