Aylaen était à sa fenêtre, penchée sur la ruelle où se trouvait son studio parisien. Elle regardait d’un air concerné le va et vient des humains. Elle avait toujours aimé les mortels, peut-être pas autant que Prométhée mais quand même… n’était-ce pas fascinant tous ces êtres doués de vie qui se liaient et se déliaient au gré des événements, créant un ou plusieurs foyers, qui eux-mêmes donneraient naissance à d’autres ? Ce spectacle était magnifique. Sublime. « Tu es une enfant » lui disait Zeus autrefois en lui tapotant la tête comme si elle était, justement, cette enfant qu’il voyait en elle. Il est vrai que pendant longtemps, elle avait eu une apparence juvénile. Ça avait été un choix délibéré de sa part puisque ce premier corps, elle avait juré sur le Styx que jamais il ne serait souillé. Quoi de mieux pour cela que de ne pas avoir une apparence sexuellement attirante pour les plus dragueurs de ses pairs ? Contrairement à ce que pensaient une partie des dieux, elle n’avait jamais eu de l’enfant qu’un physique.

Ce choix de la pureté, comme tant d’autres décisions, avait été parfaitement délibéré. Au sortir de ce qui chez eux avait correspondu à une forme d’adolescence – sans les boutons et les crises de nerf -, Apollon et Poséidon avaient commencé à se montrer insistants à son égard. Il avait fallu agir, jurer de n’être à personne plutôt qu’à un membre de sa famille… Elle détestait plus que tout être cause de dissension. Leurs disputes à son sujet lui brisait le cœur, elle aurait fait n’importe quoi pour que cela cesse ! Zeus avait accepté son serment, et en échange du sacrifice de sa vie privée, il lui avait juré qu’elle serait honorée dans chaque demeure humaine et dans chaque temple. Il était à noter qu'elle n'avait alors promis que la pureté de son corps de l'époque même si, quel que soit le véhicule, elle n'était pas très friande des rapprochements physiques.

Dans cette incarnation, alors qu’elle était la première et la dernière des olympiens, elle paraissait toujours plus jeune que sa fratrie. Elle était encore rousse cependant, comme si ce trait physique faisait partie d’elle, qu’elle y tenait plus qu’un autre… alors qu’il n’avait rien de très grec. Quittant la fenêtre et la refermant pour ne pas perdre la chaleur du chauffage, elle se rendit à sa coiffeuse et contempla son reflet. Sous certaines lumières, ses yeux marrons ressemblaient à deux lacs de flammes. Plus par habitude que par besoin, elle s’étala de la crème de nuit sur le visage : la vendeuse lui en avait tellement vanté les effets, elle paraissait avoir tellement besoin de cette vente… Aylaen n’avait pas eu le cœur de la lui refuser, même si cette crème était hors de prix. Il était loin le temps où elle était la déesse la plus vénérée du Panthéon par la grâce de Zeus à défaut d’être la plus puissante…

Jusqu’à récemment, elle n’avait plus été qu’une modeste fleuriste qui essayait de rendre le monde meilleur un jour après l’autre. Elle s’était éveillée très tôt à cette vie humaine, peut-être parce qu’elle croyait autant dans les Hommes qu’ils avaient cru en elle autrefois… elle avait vécu quelques temps en Grèce, par nostalgie surtout, puis une partie de sa famille plia bagage et elle jugea qu’il était temps qu’elle en fît de même. Devenir fleuriste ne lui avait pas demandé trop d’effort, ses ambitions restaient modestes… contrairement à d’autres dieux qui remplaçaient les temples par le capitalisme outrancier des banques d’affaire, elle avait plutôt cherché à être discrète dans sa boutique colorée et lumineuse. Chaque bouquet était une nouvelle flamme emportée dans un nouveau foyer… métaphoriquement, évidemment, elle n’était pas pyromane !

La première et la dernière. À chaque fois, c’était la même histoire. Elle consulta son téléphone : pas de message. Bien qu’elle soit leur aînée à tous, aucun d’entre eux ne prenaient la peine de prendre régulièrement de ses nouvelles, pas assez à son goût toujours. Elle aurait dû savoir, quand ils lui étaient tous passé devant dans le ventre de leur père pour être recrachés, qu’ils seraient une éternelle source de frustration. Pourtant, à sa naissance, alors qu’elle avait ouvert ses grands yeux lumineux sur le monde, elle avait frémi de ravissement en voyant apparaître Déméter, Héra et… et ce fut tout, elle avait été rapidement avalée par son père, ses sœurs à sa suite, et elle assista plus à l’arrivée de ses frères dans leur prison qu’à leur naissance. Hestia n’avait jamais perdu espoir en leur libération et elle eut bien raison, puisque Zeus vint tous les libérer dès qu’il en eut la force.

Zeus, son frère préféré… et pas uniquement parce qu’il vivait au même endroit qu’elle et qu’il n’avait jamais essayé de la draguer (contrairement à un certain dieu des océans!). Méritait-il cette affection ? C’était un autre débat. Quand votre père vous gobe avant votre premier mot, vous apprenez très tôt le sens de relation toxique ! C’est pourtant de Déméter, sa cadette, d’Athéna, sa nièce, et de Dionysos, dont elle s’est toujours sentie proche parmi les douze. Ces douze dont elle avait fait partie avant d’abandonner son trône, pour Dionysos justement. Son arrivée parmi les dieux, son importance parmi les humains, tout ceci avait créé les prémices d’un énorme conflit. Eris, déesse de la discorde et seule personne que Hestia détestât sincèrement, s’en frottait les mains d’avance. Elle devait maintenir l’équilibre. Pour ses frères et sœurs, depuis le conflit avec leur père et le départ consécutif de Rhéa, elle tenait un rôle invisible de mère. Pas celle qui commande et ordonne, Héra faisait déjà ça très bien, mais celle qui aime, soutient, se sacrifie aussi parfois. Sans regret, Hestia céda son trône à Dionysos pour préserver la paix dans la maison des Dieux. Sa maison. Sa précieuse maison aujourd’hui si loin d’elle…

Zeus… mort. Rien que d’y songer, les larmes lui montèrent aux yeux avant de rouler silencieusement sur ses joues. On frappa à sa porte. Qui cela pouvait-il être à cette heure tardive ? Passant son peignoir, elle descendit et alla ouvrir. Des humains. Des croyants. Sur cette constatation, et là où, en présence d’un dieu ami, elle aurait peut-être laissé couler ses larmes, elle les sécha rapidement du bout des doigts. Suite au décès de son frère adoré, elle avait révélé son existence au monde, imitant en cela sa tante Nyx. Il fallait unir leur panthéon, nouer des alliances pour protéger ceux des siens qui restaient, et elle se devait de gagner en puissance. N’étant pas une divinité guerrière, elle n’avait pas la prétention de prendre la place de son cadet. Elle avait aussi conscience d’être désormais en danger permanent… Mais à défaut d’être forte, elle était bien plus diplomate que la plupart des autres olympiens. Et il fallait bien faire quelque chose. Si elle s’était contenté de demeurer cachée, au-delà du fait que cela ne lui aurait en rien assuré la sécurité, elle se serait murée dans une tristesse infinie. Zeus l’avait toujours aimée comme un frère doit aimer une sœur, et elle ne savait plus qui des Olympiens restants pouvaient en dire autant. Elle se sentait plus esseulée que jamais.

Seule mais très occupée. Les visites d’humains après les heures de fermeture de sa boutique n’étaient pas rares. Hestia n’était pas certaine qu’ils soient tous des fidèles au départ, certains étaient plutôt poussés par la curiosité et sa réputation d’être une déesse « accessible ». Et il était vrai que tout humain venu sans mauvaise intention à son égard était accueilli avec douceur, bienveillance et écoute. Tout dieu sans volonté belliqueuse aussi trouvait sa porte ouverte. Elle laissait volontiers courir le bruit qu’elle cherchait des alliés, et pas uniquement parmi ses amis. Certains panthéons étaient exclus cependant : celui du Dieu Unique avec lequel elle ne croyait pas pouvoir trouver de terrain d’entente, et celui des Nordiques parce qu’elle ne leur pardonnait pas ce qu’ils avaient fait subir à Teutatès.

D’une manière générale, l’heure n’était plus au pardon. Autre raison pour laquelle sa porte restait ouverte : les curieux pouvaient devenir des fidèles, et des fidèles augmenteraient le pouvoir de son panthéon. Elle ne savait pas combien de temps encore elle parviendrait à maintenir sa boutique ouverte en menant de front cette ambition et son activité professionnelle. Après une longue discussion avec ses invités du jour, elle verrouilla sa porte de nouveau, alluma son système de sécurité, et retourna dans la solitude de son studio. Elle constata dans le miroir que sa peau avait bien absorbé toute la crème – au moins n’avait-elle pas ressemblé à une tartine beurrée pour discuter avec ses visiteurs.

Elle regarda de nouveau son téléphone. Toujours pas de message… Si seulement Dionysos pouvait apparaître et se tenir à ses côtés… Malheureusement, le dieu du vin n’avait toujours pas montré le bout de son nez rouge.  Dans un soupir, elle ôta le peignoir et se glissa sous les draps. Ayant abandonné son ancien rituel consistant à penser à chacun des membres de son foyer avant de s’endormir suite au décès de Zeus, elle enfoui le visage dans son coussin et y engloutit un long sanglot avant de relever ses prunelles sombres seulement éclairé par les flammes brûlant dans la cheminée toute proche. Une lueur peu commune y était visible, que nul n’avait encore vu en plein jour : de la pure rage mâtinée de désespoir.

Elle brûlera les meurtriers de son frère ou mourra à son tour en essayant.

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