Morrigan avait passé les dernières heures dans un trou noir. Les congés de fin d'année chez Ars, les lumières dans celle belle ville qu'était Paris, les musiques entraînantes de Noël n'avaient pu aider à soulager son humeur ou ses maux. Les journées passaient, et se ressemblaient. La fête de fin d'année organisée au Jardin des Tuileries aurait pu égayer la déesse, si toutefois elle avait pu s'y rendre. Un conseil d'administration chez Ars l'avait d'abord tenue occupée jusqu'en début de soirée. Il ne s'était néanmoins pas éternisé, certaines personnes ayant elles-mêmes pris leurs dispositions pour assister à cette soirée qui s'annonçait phénoménale. C'était lorsqu'elle avait senti les torrents de la folie monter en elle et se déchaîner qu'elle avait compris qu'elle ferait mieux de passer les heures suivantes chez elle. Rentrer jusqu'à son appartement s'était déjà avéré difficile. C'était tout juste si elle avait pu prévenir Chulainn de son état, avant de s'écrouler sur son lit. Et puis elle avait enduré, tant bien que mal. Les visions ne se calmaient pas, mais elles n'étaient pas nouvelles cette fois. Des réminiscences d'échos du passé, du futur, d'un présent hypothétique dont elle ne saisissait les contours que très mal. Les repousser était difficile, voire proche de l'impossible tant les images défilaient en boucle dans son esprit. Toutes ne semblaient pas liées directement à sa folie. C'était du moins ce qu'elle se disait, sans pouvoir se le prouver pour autant.

Une touffe d'herbe entraperçue qui se transformait en pierre et en mare de sang. Cela pouvait tout et rien dire à la fois. Un verre à vin brisé au sol, dont la chute semblait se rembobiner à l'infini et ne jamais réussir à visualiser le verre entier. Un grondement, d'abord lointain, puis plus proche. A nouveau de l'herbe, un cri strident. Une brûlure, qui lui venait du fond du gosier, remontant lentement le long de sa gorge, l'empêchant de parler et de respirer. Des signaux pas forcément contradictoires, mais qui pourtant étaient compliqués à assembler. Une sorte d'énergie qu'elle ne pouvait voir, mais qui semblait bien présente. L'eau glacée qui secoua ses nerfs et la fit suffoquer, observant d'en dessous les lumières de la ville. Et d'un coup une détonation, claire, et puis plus rien. Jusqu'à cette douleur qui transperça sa peau. Un dernier flash lui montra un petit pont en fer vert sali, arborant quelques gerbes de fleurs et un panneau. Promenade Paul Cézanne.

Morrigan se redressa brusquement, lâchant un grognement quand le haut de son crâne vint heurter la porte du meuble ouverte au dessus d'elle. Elle s'était assoupie mais n'était pas blessée. Massant sa tête d'une main, elle regarda autour d'elle. Un verre était posé sur la table, allongé, comme posé à la va-vite. Une bouteille d'alcool fort, probablement du rhum, à côté, à moitié vide. Cela lui parut soudain plus clair. Elle avait bu pour s'endormir et tenter d'oublier les centaines de milliers de flash prophétiques qui l'assaillaient. Soit. Combien de temps avait-elle dormi ? Impossible à dire. Soupirant, elle s'extirpa du lit pour attraper la télécommande et allumer la télévision. Cinq heures passées. Elle se détourna, juste le temps pour elle de récupérer un biscuit chocolaté à avaler rapidement, avant de tenter de se concentrer sur ses visions.

« ... plus tôt dans la soirée au Jardin des Tuileries. Il semblerait qu'un Divin soit à l'origine du chaos qui s'est abattu sur la capitale. Un témoin nous en dit plus, Roger, vous étiez sur le trottoir d'en face, qu'avez-vous vu ? »

Morrigan se précipita jusqu'à l'écran. Des bandeaux rouges annonçaient une information importante. Elle tendit l'oreille. Des camions de police et de pompier passaient devant chez elle, dont les sirènes s'étendaient à mesure qu'ils s'éloignaient. Roger décrivit des tremblements, des cris, une panique générale. Des orages et des éclairs. Des voix tonitruantes. Son cœur se serra. Que s'était-il passé aux Tuileries ? Est-ce que tous allaient bien ? Directement, ses pensées se tournèrent vers Mama, Teutatès. Y étaient-ils ? Et si ses visions avaient quelque chose à voir avec eux ? Elle attrapa son ordinateur portable d'une main, cherchant frénétiquement à localiser ce qu'elle avait vu dans ses visions. Deux résultats principaux : Aix en Provence et Maisons-Alfort. Aix n'avait aucun rapport avec les événements au Jardin. Cela devait être Maisons-Alfort. Quant au reste... Tonnerre, orage, éclairs... Elle ne connaissait que trop bien les significations.

La déesse claqua la porte en aussi peu de temps qu'il fallait pour le dire. Dévalant les escaliers, elle se contenta d'un simple message à Chulainn, l'informant des événements aux Tuileries et de ce qu'elle allait faire. Il était revenu vers elle, ils s'étaient promis soutien et aide. Elle n'allait pas le laisser dans l'obscurité. Les rues étaient difficilement praticables. Morrigan regretta de ne pas avoir enfourché sa moto plutôt que sa voiture, mais peu importait. Elle avait un curieux sentiment dans les tripes et elle ne pourrait aller mieux que lorsqu'elle retrouverait son compagnon. Elle longea les quais autant que possible, persuadée que tout ceci avait à voir avec la Seine. Lorsqu'elle arriva enfin au petit pont qu'elle reconnut, elle se stoppa et descendit. La nuit était encore prégnante en ce premier janvier 2022, à cette heure si matinale. Les quelques lampadaires éclairaient faiblement les rambardes du pont et le sol environnant. Elle s'arrêta. Et si elle s'était trompée ? Le clapotis de l'eau en contrebas attira son attention, et elle se pencha par dessus la barrière, happée également par une présence divine qu'elle ressentait, faiblement. Un corps inerte flottait, arrêté par les marches qui menaient jusqu'à elle. Son cœur s'arrêta, et elle descendit les marches quatre à quatre jusqu'à arriver à ses côtés. Elle l'attrapa par les épaules et l'extirpa de l'eau glacée. Ses vêtements trempés ne facilitaient pas sa tâche, mais elle n'était pas une humaine ordinaire et avait la force nécessaire. Elle se pencha sur lui, écoutant sa respiration. Lente et faible. Mais existante. Elle dégagea son front de ses mèches de cheveux qui s'y collaient. Un liquide poisseux trempait sa veste en cuir, près de son épaule gauche. Il était blessé.

« Merde. Teutatès, tu m'entends ?! » dit-elle, le secouant sans ménagement.

Il fallait agir. Elle parvint à le remonter jusqu'à la voiture, et l'allongea à l'arrière, enlevant son gilet pour le recouvrir du mieux qu'elle pouvait. Se remettant au volant, elle réfléchit à ses options. Paris allait être mouvementée pendant encore quelques temps, il serait sans doute plus sage de fuir. Et aller où ? Elle pourrait ramener le Dieu-Père dans sa demeure, ce serait sans doute le meilleur endroit. Tournant la clé dans le contact, elle l'observa par le rétroviseur. Elle savait que sans la mort véritable, il s'en remettrait. Au-delà du fait qu'il en avait vu de bien pires, et qu'il était costaud, il était divin. Pourtant, elle se sentait inquiète, une sorte d'agitation qui maintenait son esprit en alerte.

Ils avaient quitté Paris, dans le même temps que le soleil se levait, péniblement. Nora stoppa la voiture à une station essence, achetant de quoi se restaurer et de quoi le soigner. Heureusement, le lieu était désert. Suffisamment rare pour être souligné. Elle revint au véhicule, garé à l'arrière du bâtiment pour ne pas attirer l'attention. Elle lui enleva sa veste, et son t-shirt, nettoyant le sang séché autour de la plaie, d'un rouge encore bien vif, même s'il ne saignait plus, sans doute à cause de l'eau du fleuve. Morrigan espérait qu'il n'ait pas d'infection, même si elle sentait la chaleur émaner de son corps. Elle appliqua de l'alcool médical sur une compresse puis la pressa contre la plaie, le faisant bouger, sûrement par réflexe. Il sembla néanmoins émerger. Plus ou moins. Elle posa avec force ses mains sur son torse pour l'immobiliser.

« Tout doux, Dieu-Père. Ce n'est que moi. » lui chuchota-t-elle, avant d'appliquer un large pansement venant recouvrir la compresse. « T'as vraiment une sale tête, tu sais. Tu te souviens de ce qu'il s'est passé ? La soirée du nouvel an aux Tuileries ? »

Toujours le petit mot gentil.

A travers sa peau, elle sentait le coeur de son enveloppe battre rapidement, sous le coup du réveil brutal et sans doute peu agréable, si ce n'était le plaisir de retrouver une tête familière. Sans prévenir, il l'attira contre lui, l'enlaçant avec force et lui décrivit sa version des faits. Il parlait vite, sans y mettre les formes, comme s'il débitait les paroles au fur et mesure que les pensées lui revenaient en mémoire. Un piège, des déicides, mais sans certitude ? Un ouragan créé de toute pièce par le celte aux pouvoirs si destructeurs ? Morrigan garda le silence, l'écoutant avec attention tandis qu'il retraçait les événements qu'il avait vécu, la fraîcheur de son corps resté dans l'eau lui transperçant la peau. Elle lui rendit son baiser lorsqu'il scella leurs lèvres, se remémorant brusquement le plaisir qu'elle avait à l'embrasser. Depuis leur retour, tout avait été compliqué. A commencer par elle-même et son propre mental. Les pensées se bousculaient, l'empêchant de réfléchir convenablement. Les visions se pressaient dans son esprit, constituant comme une longue file d'attente qui s'écoulait sans même attendre qu'elle ait de la place pour les accueillir. Tout cela l'épuisait, mais revoir Teutatès et Mama, lors de cette soirée parisienne quelques jours plus tôt, cela avait été une sorte de soulagement. Et une bouffée d'oxygène. Même si la folie n'était jamais bien loin.

Se détachant de lui, elle l'observa. Son visage avait repris quelques couleurs, timides néanmoins. Mais il était encore glacé. Au moins, il n'était pas mort. Son cœur se desserra, un peu, le soulagement la détendit. A sa question, elle secoua la tête, pour lui répondre.

« Je ne sais pas pour les autres. Mais je savais que tu poserais la question. » lui dit-elle, bougeant légèrement pour attraper son téléphone portable, dans la poche arrière de son jean. Elle ouvrit une page internet pour trouver des informations sur la catastrophe, ce qui n'était pas chose ardue compte-tenu de l'ampleur de l'événement. Elle lui ouvrit une vidéo d'actualités par un journaliste indépendant, puis pivota le téléphone dans sa direction.

« Ca fait la une des chaînes d'infos depuis hier soir. Si l'un d'eux était mort, on le saurait peut-être par ce moyen. On dirait que t'as raison, les déicides semblent derrière tout ça. C'est un bordel sans nom depuis que t'as déclenché ta fureur. Les secours et la police sont débordés, et ça va pas aller en s'arrangeant. »

Cette soirée aurait des conséquences, elle en avait déjà. La première se tenait devant elle, à peine réveillée d'un sommeil perturbé.

« J'ai passé la soirée à voir des flash, des morceaux de la fête... Mais j'arrivais pas à leur donner un sens, à ces visions, même si je sentais bien que je devais faire un truc... Je les ai suivies et elles m'ont mené jusqu'à toi. Je t'ai récupéré dans la Seine, plusieurs quartiers après les Tuileries, trempé et inconscient. »

Comme quoi, cela avait parfois du bon, d'être folle à lier. Elle n'avait rien vu concernant les autres, mais ce n'était pas forcément négatif. Ils avaient tout autant de chances d'être en vie que lui. Après avoir reposé son téléphone sur le siège, elle jeta un œil à son épaule, inquiète de cette blessure qui lui paraissait étrange. Elle y posa sa main, doucement, s'assurant dans le même temps que le pansement tiendrait correctement. Puis elle s'approcha de lui, passant ses mains dans son cou et posant son front contre le sien. Elle ferma les yeux, s'imprégnant de son essence.

« Quand je t'ai vu dans l'eau, j'ai cru... »

Elle embrassa son front, puis déposa un baiser à la commissure de ses lèvres, avant de reprendre sa position initiale. Elle avait cru quoi, exactement ? Qu'il était mort ? Qu'il n'était plus là ? Elle avait su qu'il n'était pas mort, elle l'avait senti, cette sorte de souffle lumineux qui l'animait encore, même faiblement, fébrilement. Pourtant elle ne savait pas expliquer autrement la peur irrationnelle qui l'avait saisie aux tripes. Cela lui semblait être un comportement particulièrement humain, et ça l'agaçait, pour elle qui détestait ne pas être en contrôle, elle était servie ces derniers temps.

« Enfin... t'es vivant, c'est le principal. On a trop besoin de toi pour te laisser partir. »

Ouais, "on". La déesse laissa ses mains frictionner doucement la peau qu'elle pouvait atteindre pour le réchauffer comme elle le pouvait.

« Je te ramène chez toi, mais on a encore un peu de route. J'imagine que si Mama est en vie, c'est là qu'elle irait pour te retrouver. Peut-être même qu'on y verra les autres. En tout cas, mieux vaut éviter la capitale pour le moment, je crois que t'es l'homme le plus recherché actuellement. Y'a du café et des croissants, sers-toi et tu pourras me raconter ce qui t'es arrivé à l'épaule. »

Ce qui donnait un petit goût d'aventure à leur escapade. Et ça n'était pas pour lui déplaire.

Son prénom, symbole de puissance à travers les âges, lâché dans un souffle par son compagnon d'infortune l'interrompit dans le redémarrage de la voiture. Elle se tourna vers lui, sourit lorsqu'il la mit en garde sur sa conduite. Elle haussa les épaules, d'humeur un plus taquine :

« Oh, c'est rien que j'ai pas déjà vu. Mais bon, comme tu veux. »

Elle dégarra la voiture, suivant patiemment la route les ramenant de l'aire où ils s'étaient arrêtés à l'autoroute A1, jetant parfois des coups d'oeil vers l'homme, plus ou moins discrets. Elle s'amusait de cette situation pendant laquelle il était en difficulté, et elle au sommet de sa forme. Enfin, façon de parler. Sa fausse pudeur aurait pu la faire rire dans d'autres circonstances, si elle ne l'entendait pas grincer des dents lorsqu'il bougeait et tirait sur sa blessure. Une fois sereinement calés sur une file de l'autoroute, il prit sa main et y déposa un baiser. Elle tourna légèrement la tête vers lui, lui offrant un sourire apaisé cette fois-ci.

« Moi aussi, je t'aime. »

La conversation était naturelle pour eux deux. Même s'ils n'étaient pas officiellement en couple depuis longtemps et que parfois Morrigan avait tendance à considérer de telles paroles comme des banalités, le dire lui fit du bien sur le coup. Ce n'était pas rien, d'aimer. Mais c'était aussi un chemin semé d'embuches et une acceptation de perte de contrôle avec laquelle la guerrière n'était pas familière. C'était tout ce qu'elle détestait, après tout. Teutatès lui était beaucoup plus connecté à ses sentiments et ses émotions. Morrigan prenait souvent de la distance, préférant ne pas entrer dans les détails de ce qu'elle ressentait. Encore plus maintenant avec les assauts sur répétés sur sa psyché. Mais là, alors qu'ils n'étaient que tous les deux, et qu'elle venait de lui venir en aide, c'était différent. Pas de faux semblants, avec lui. Pas de mensonge, non plus. Pas de protection, en fait. Il pouvait lire en elle, de toute façon. Juste une forme pure et brute d'honnêteté, de vulnérabilité, de partage, qui d'ordinaire la dérangeait.

Pas cette fois.

Mais elle savait que quelqu'un d'autre était la cible des sentiments du Dieu-Père. Et cette personne, elle la connaissait, et la respectait. Mama, qui avait tant fait pour elle, pour eux deux. Morrigan n'était pas dupe. Elle connaissait aussi suffisamment bien Teutatès pour savoir qu'il ne tirait pas avantage de la situation, mais qu'il était réellement en proie aux doutes. Un jour, ils en parleraient. Peut-être. Leurs chemins pourraient se séparer. Ou pas. Alors pour l'instant, profiter du moment tel qu'il leur était donné lui paraissait approprié.

Réfléchissant à ces constats, son attention fut redirigée vers lui lorsqu'il reprit la parole. Elle hocha la tête.

« On a pas eu trop de problèmes jusqu'ici, je crois qu'on est partis assez vite de la capitale dans la nuit, la priorité était de porter assistance aux victimes. On est pas loin de Compiègne, maintenant. Quand on y sera, je quitterai l'autoroute. Ce sera plus long, mais plus sûr si on veut arriver à l'ettegia sains et saufs, il faut qu'on soit prudents. Encore quelques heures, tu tiendras le coup ? »

Elle jeta un oeil à l'horizon, dont les couleurs se teintaient d'orange et de rouge rosé.

« Malgré tout ce bordel, le soleil continue de se lever, encore et encore. Les jours se succèdent. Ca fait relativiser, tu trouves pas ? »

Sur l'importance de la vie, la pertinence de la mort. La sensation tenace de n'être parfois que des pièces bougées sur un plateau qu'eux mêmes en tant que divinités ne contrôlaient pas totalement. L'impression que même si l'on se faisait une place dans ce monde, elle serait effacée sitôt le lendemain arrivé. Ce n'était pas dans ses habitudes de se montrer aussi poétique, Morrigan ayant plutôt pour usage de trouver de la beauté dans la violence et la guerre. Mais elle devait reconnaître que parfois, le calme avait des vertus. Etait-ce ce pour quoi Dagda passait son temps reclus, à présent ? Avait-il compris quelque chose, des millénaires auparavant, qu'elle venait juste de saisir à son tour ? Difficile à dire, mais connaissance son omnipotence, cela restait assez probable.

« Ben si tu dors pas, on met de la musique ! » lui dit-elle, allumant l'autoradio.

Evidemment, le sujet d'actualité était les Tuileries. Elle étouffa un grognement, insatisfaite de retomber sur les mêmes interventions en boucle, changeant frénétiquement de station. Lorsqu'elle entendit enfin les premières notes d'une chanson familière, elle monta le volume, laissant un sourire étirer ses lèvres.

« Enfin !! »

Entraînée par le rythme, elle se mit à chantonner, tapotant le cuir du volant et secouant la tête.

« ... carry on my wayward son, there'll be peace when you are done.... Allez, on a une tonne de problèmes, mais au moins y'a de la bonne musique ! Et puis on est tous les deux, ça pourrait être pire. On sait encore s'amuser, nan ? »

S'amuser, ils l'avaient déjà fait. Un temps plus léger avait existé, et elle s'en souvenait clairement. Un temps plus simple également, où seuls comptaient le sang qui se déversait sur les plaines et le triomphe des guerriers irlandais qu'elle exaltait. Ah, le bon vieux temps. Elle se sentait un peu plus légère maintenant, comme si l'aube d'un jour nouveau se levait en même temps qu'ils filaient vers le futur. Les planètes semblaient s'aligner, malgré sa folie latente et la blessure de Teutatès, les pousser à graver ces instants dans leurs esprits. Et en l'observant, avec un sourire plus diffus, elle ne pouvait s'empêcher de penser à la tempête qui les rattraperait sans doute.

L'indication fournie par Teutatès n'était pas utile, mais toute paire d'yeux était bonne à prendre. La nuit avait été longue, et Morrigan se sentait lasse d'être passée par tant d'émotions. Petit à petit, le jour se levait, bien qu'encore timide, et le brouillard persistait, malgré l'heure qui avançait. Le reste du trajet se passait sans problèmes, Morrigan avait du voir juste, leur départ de la capitale avait été suffisamment rapide pour qu'ils ne soient pas ralentis ou stoppés par les forces de l'ordre. Bientôt le domaine apparut, après plusieurs minutes à rouler sur des chemins de plus en plus étroits, ornés de neige et parfois de verglas. Revenir ici lui faisait un drôle d'effet, qu'elle n'arrivait pas forcément à comprendre. Une sorte de soulagement mêlé à de l'appréhension ? C'était un peu leur sorte de QG, là où ils se retrouvaient toujours, contre vents et marées. Là où elle n'était pas venue, lorsqu'ils avaient incarné de nouvelles enveloppes.

La sorcière coupa le contact, prenant une seconde pour soupirer, puis sortit du véhicule après avoir jeté un coup d'œil au passager en convalescence. Elle fit le tour de la voiture et lui ouvrit la portière pour qu'il puisse sortir. Arrivant dans la grande bâtisse, elle remarqua Masha Lancaster, penchée sur la table au centre la pièce, qui releva directement la tête vers eux. Elle semblait soulagée de les voir en vie. La guerrière doutait que ce sentiment lui soit réservé, alors cela devait plutôt être pour Teutatès. L'ancienne déicide devrait encore faire ses preuves pour gagner la confiance de Morrigan. Mama et le Dieu-Père semblaient lui avait confié la leur. Mais il en fallait plus pour la celte, qui avait fait de la méfiance sa première réaction. Elle ne répondit rien, elle n'en eut de toute façon pas le temps, car Mama débarqua juste après leur arrivée. Elle s'élança vers Morrigan, lui donna une étreinte chaleureuse, la remerciant. De quoi exactement ? D'avoir ramené Teutatès ? Ses visions ne lui avaient pas laissé le choix. Et puis, il était hors de question de le laisser en danger.

Un moment de flottement arriva ensuite, pendant lequel de façon simultanée, Mama se coupa dans son élan de retrouvailles et Masha partit faire du café. La sorcière observa l'inca, puis le celte, incertaine de l'espèce de tension qu'elle sentait sans pour autant pouvoir la définir. Elle la chassa de son esprit, et s'approcha de Mama pour l'observer. Elle lui prit les mains, la détaillant rapidement.

« Comment vas-tu ? Tu n'as pas l'air blessée, tant mieux. Vous avez pu vous échapper ? Et les autres, tu sais ce qui leur est arrivé ? J'ai appris que vous aviez vécu une soirée du tonnerre. »

Morrigan observait la déesse inca, devant eux. Elle semblait aller bien, autant que possible en tout cas. Un voile sombre passa sur son visage, tandis qu'elle la remerciait d'avoir ramené Teutatès. Morrigan soupira doucement, quittant une seconde Mama Quilla des yeux pour les reposer sur le Dieu-Père.

« Lui ? Oh, il s'en serait sorti même sans mon aide. J'ai juste accéléré le process. » répondit-elle en jetant au principal intéressé un regard complice.

C'était sans doute assez inexact, mais cela importait peu. Le principal était qu'il soit en vie.

La divine inca fit quelques pas pour le saluer, et lui faire quelques remontrances. Il était vrai que Morrigan n'avait pas vraiment adressé le problème principal lié à cette soirée dans la voiture : la révélation de son identité au grand jour. D'ordinaire, l'irlandaise s'abstenait de tout jugement, même si elle devait reconnaître que ce n'était sans doute pas la plus brillante des idées. Mais elle connaissait le gaulois, et elle savait que s'il l'avait fait, c'était sans doute pour une bonne raison. Mama, en revanche, semblait bien plus rancunière. Ce qu'elle disait avait du sens, également. Elle décida néanmoins de prendre le parti de Teutatès, face à une déesse inca assez vindicative :

« Peu judicieux sans doute, oui. Mais c'est trop tard maintenant pour se blâmer à ce sujet. Prenons plutôt du temps pour anticiper les conséquences et planifier nos futures actions. »

Masha, l'humaine qui était là également, pris ensuite la parole, après être revenue de la cuisine avec quelques cafés posés sur un plateau. Morrigan l'observa, attentive. Elles ne s'étaient pas parlé directement, et la déesse ignorait pourquoi. Elle semblait pourtant proche de Mama et Teutatès, ou en tout cas suffisamment pour que l'inca la sauve lors de la soirée. Peut-être que cela changerait dans les prochains jours. Morrigan la remercia d'un signe de tête et attrapa une tasse de café.

« Merci Masha, mais je vais vous laisser là, j'ai plus les yeux en face des trous et j'ai bien besoin d'une douche ! Vous savez où me trouver. »

Finit-elle en lançant un dernier regard à son compagnon, comme pour lui demander silencieusement s'il irait bien. Puis s'éclipsa, laissant les trois compères à leurs retrouvailles.