Mademoiselle, vous pouvez vous présenter. Debout face à deux personnes en train de feuilleter mon book plein de photos de moi en petite tenue, je souris et réponds Je m'appelle Lorelei Grimstad, je suis née en Norvège, à Oslo, et je viens d'avoir 28 ans. J'avais commencé un mémoire de recherche universitaire sur Harald Hardrada mais j'ai été repérée par une agence mannequin un peu avant ma soutenance et j'ai abandonné l'université avant la fin de mon cursus pour des questions d'emploi du temps. J'ai travaillé avec plusieurs marques norvégiennes et d'autres plus internationales. Ces dernières étaient surtout tournées vers la lingerie comme vous pouvez le voir à mon book. Je suis arrivée à Paris l'an dernier et je suis certaine que mon expérience serait très utile à l'image de votre entreprise Voilà, j'ai fini. J'ai débité mon petit laïus appris par cœur comme je le faisais toujours. Non que ce que j'ai à dire les intéresse vraiment. Ma véritable porte d'entrée a toujours été mes photos. Et c'est heureux car je déteste discuter. Ce n'est pas tant que je sois asociale - en vérité, que serait la vie sans tous ces gens à taquiner - il s'agit d'autre chose.  Les interactions normales m'ennuient, cette capacité courante à parler de la pluie et du beau temps m'est étrangère. Je crois que je passe pour une excentrique, peut-être parce que pour éviter les conversations je préfère m'adresser aux animaux ou aux pots de fleurs alentour. Certains vont jusqu'à croire que j'ai un handicap, une maladie, et ma situation les attendrit la pauvre, alors qu'elle est si jolie.... S'ils savaient que j'agis ainsi surtout pour m'amuser. Pas uniquement, c'est vrai. Sans ma petite comédie, je ne trouve vraiment rien à dire lorsqu'il s'agit de bavasser sur tout et rien. J'étais encore une enfant lorsque j'ai découvert qu'il suffisait que je mettre les autres mal à l'aise pour qu'ils m'épargnent ce désagrément...

Mais aux auditions, je fais un effort. Mon agence m'a concocté des réponses toutes faites, des présentations comme celle que je viens de réciter, et je dois uniquement résister à mon envie de semer la zizanie pour mener au bout sans encombre ces comédies. Car mon incapacité à faire du small talk n'est pas ma seule tare aux yeux d'autrui, j'ai aussi un goût certain pour la discorde et le chaos. Depuis toute petite, je suis au centre des disputes de mon entourage. Rien ne m'amuse tant que de les provoquer. Bien entendu, à cause de ça, je n'ai pas vraiment d'amis... mais est-ce un mal de se passer de quelque chose qui m'obligerait à user ma salive ? Je ne crois pas.


L'audition est terminée, on me rappellera. On ne dirait pas forcément à me regarder mais je suis loin d'être prise à tous les contrats auxquels je postule. Être jolie, pour une mannequin, c'est la base. On l'est toutes. Du moment que je peux payer mes factures sans vivre aux crochets de personne, ça me convient. De toute façon, le mannequinat n'a jamais été le boulot de mes rêves... je suis tombée dedans un peu par hasard et j'ai rapidement été cantonnée à des photos de lingerie, voire de charme. Rien de trop vulgaire, mais rien non plus dont une petite fille aurait pu rêver. Même pas le genre d'enfant que j'étais...

Comme je le dis dans ma présentation, je suis norvégienne. Je suis née dans la banlieue d'Oslo. Mon père est historien, spécialisé dans la période viking, ma mère est linguiste. J'ai grandi au milieu des livres poussiéreux qui couvraient les murs de notre maison et je passais pour très intelligente à l'école uniquement parce que je baignais dans la culture d'élite depuis mon plus jeune âge. Pourtant, on s'est inquiété pour mes capacités durant mes premières années car, déjà petite, je n'aimais pas parler. On a soupçonné un retard de langage jusqu'à ce qu'un orthophoniste déclare que je n'avais aucun problème et que je parlerai quand je l'aurais décidé. Dont acte. Mes premiers mots, à l'âge de 3 ans et demi, furent adressés à ma mère : Papa a une amoureuse ?. On aurait pu y voir les prémices de mon goût pour la discorde qui me viendrait un peu plus tard, mais pour autant que je puisse en juger avec le recul, je crois que j'étais surtout inquiète de savoir mon père avec une autre femme. La peur avait été mon premier motif de parole.

Mes parents furent partagés entre la joie d'entendre enfin ma voix pour autre chose que des pleurs et la colère qui grandissait entre eux. Les années qui suivirent, ils se disputèrent souvent. Petit à petit, je pris l'habitude de parler pour les choses importantes. Je n'étais pas du genre à ouvrir la bouche pour demander le sel ou la carafe d'eau - je préférais me lever - mais je répondais quand on m'interrogeait en classe ou quand mes parents me demandaient de leur raconter ma journée. Malgré le coup de canif porté à leurs serments de mariage, ma mère ne quitta pas mon père. Je crois qu'ils n'ont jamais pu totalement se départir de l'impression que j'étais étrange, mal adaptée à la société, et ils craignaient qu'un divorce ne me perturbasse encore plus. D'ailleurs, pour autant que je sache, mon père n'a plus jamais trompé maman. Ou il est devenu plus malin et ne s'est plus fait prendre.

Grandir au milieu des suspicions et des disputes du soir, quand ils croyaient que je dormais, ne m'a jamais dérangé. Contrairement à ce que j'ai pu voir dans des films, je ne pleurais pas dans le noir parce que maman criait sur papa. Je n'irais pas jusqu'à dire que cela me faisait plaisir, parce que j'ai quand même une sorte d'affection pour mes parents et je voyais bien qu'à défaut de me faire de la peine, ça leur en faisait à eux... mais toutes ces histoires m'indifféraient. Mes parents s'en rendant compte, toujours soudés malgré eux par ma personne, m'ont envoyée voir de nouveaux spécialistes. Des psychologues, des pédopsychiatres. Que des gens charmants que mon regard aussi fixe qu'il était déjà bleu mettait mal à l'aise. On me désigna par tout un tas de termes dont la définition se rapprochait plus ou moins de ce que j'étais : aucun ne rassura vraiment mes parents. Les médecins s'en chargèrent. Ne pas correspondre à la norme n'était pas si grave du moment que je comprenais les limites. Le mieux était encore de ne pas créer de frustration, de ne pas me forcer à être dans des situations sociales qui me mettraient en difficulté. C'est à peu près à cette époque que j'ai commencé à parler aux pots de fleurs, aux poteaux, aux chiens, aux chats... Je trouvais ça très amusant. Je savais que ce n'était pas ce qui se faisait, j'aurais pu ne pas le faire, me forcer... mais mes parents avaient tellement peur d'aggraver mon "insensibilité" qu'ils abdiquèrent. Plus j'étais excentrique et plus revenait la phrase oh, vous savez, c'est Lorelei... Comme si cela suffisait à tout expliquer.


J'étais par ailleurs une bonne élève. Mes résultats n'étaient pas extraordinaires mais j'étais cultivée. Puisque je n'aimais pas sociabiliser, je passais une partie de mon temps à lire. Tout ce qui me tombait sous la main faisait l'affaire aussi devins-je assez calée sur les domaines de prédilection de mes parents. Si la linguistique ne m'attira pas suffisamment pour que j'en fisse quoi que ce soit, je choisis d'entrer en fac d'histoire et de me spécialiser dans le même domaine que mon père : l'histoire viking. Je passais un peu plus de quatre ans à l'université en prenant plaisir à écouter les grands événements européens pour finir par toute l'étendue de la culture scandinave. J'étais plutôt calée à l'époque. Peut-être n'aurais-je pas trouvé désagréable de devenir historienne à mon tour...

C'était sans compter sur deux choses :
1) Depuis mes quinze ou seize ans, j'avais développé la fâcheuse habitude de créer des disputes partout où je passais. Plus personne ne me supportait à l'université car j'avais brisé pas mal de couples et d'amitiés. Il était toutefois à mettre à mon crédit que si des relations sont si fragiles que je puisse y semer la zizanie d'un menu larcin ou d'un sms coquin, il valait mieux y renoncer. Bizarrement, ces sages paroles n'ont jamais convaincu...
2) Si la recherche me permettait d'éviter pas mal de conversations, ce domaine était trop sage pour moi. J'aimais le bruit, la violence, les cris autant que je détestais parler. Lorsqu'on me proposa de devenir mannequin, j'y vis l'opportunité d'entrer dans un milieu où j'aurais tout loisir de semer la discorde sans pour autant avoir à me faire des amis. Au départ, je comptais bien susciter la jalousie de mes pairs pour qu'elles me détestent et s'entredéchirent pour me dépasser... sauf que ça demandait trop d'efforts.

En effet, j'avais abandonné la recherche en tant que profession, mais je continuais à passer du temps sur des ouvrages parlant de ma période préférée. J'écrivais des articles amateurs à propos de tel ou tel aspect de la société de l'époque, avec un goût appuyé pour les légendes des dieux nordiques. Pour avoir le temps de concilier travail et passion, je postulais pour des contrats moins prestigieux. Mes parents détestaient mon métier à cause de la presque nudité que j'affichais sur la moitié des clichés, et je me devais d'admettre que leur désapprobation me donnait encore plus envie de continuer sur cette voie.

Vous vous doutez qu'apprendre que les dieux existaient fut très excitant pour moi. Malheureusement, ceux qui se révélèrent n'étaient pas ceux que j'avais étudié. Cette déception ne dura qu'un temps et d'ici à ce que je rencontre un dieu nordique en vrai, je me mis à les prier. Un homme parut un jour à ma porte, un mois et demi environ après la Grande Révélation. Il se trouvait être Fenrir. Il était tombé sur moi. Même si ma ferveur pour leur panthéon était un plus, il se révéla bien vite que ce n'était pas mon atout principal à ses yeux. Mon goût pour le chaos et mon talent pour la discorde semblait me prédisposer à devenir une prêtresse de Loki. Fenrir me guida à lui. J'étais très enthousiaste, comme vous pouvez l'imaginer. Pour la première fois de ma vie, on trouvait que j'étais à ma place quelque part, que mon anormalité était un atout, que mon chaos était appréciable.

Pour me rapprocher des dieux que je servais, je déménageais à Paris. Cela ne parut pas suspect à mes parents, la capitale française passant depuis des siècles pour un haut lieu de la mode. Je cessais mes recherches historiques, consacrant désormais mon temps libre à mon rôle de prêtresse. Il m'arrivait toutefois encore de traîner à la BNF pour le plaisir. J'ai été discrète ces derniers mois, car il fallait que je m'adapte à ma nouvelle vie, que j'apprenne le français aussi. Mais maintenant je suis prête...

Dans tout chaos, il y a un plan.

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Et voilà c'est fini, je vais rendre mon micro et repartir tyranniser les membres dont tu fais désormais pleinement partie Te voilà paré à affronter le monde ! Comme on dit chez moi... Y'a plus qu'à! Bon jeu à toi!