Argent n’a exprimé ni son contentement, ni son mécontentement lorsque je lui ai annoncé mon coup d’éclat au labyrinthe m’ayant attiré le courroux de nombreuses divinités – alliés et ennemis. Je le connais suffisamment pour deviner les rouages de son esprit retord. Il calcule. Il spécule. Quel est l’impact de mon faux-pas – ou bon mouvement – vis-à-vis de notre alliance, de la dynamique au sein de notre panthéon, voire de ma relation avec lui ? J’ai toujours été une divinité stoïque et nonchalante. Je ne panique pas aisément, je ne prends pas la mouche pour peu.

Or, le labyrinthe a été une épreuve à part entière dès la première seconde, lorsque je me suis retrouvée coupée totalement de ma jumelle. Nous avons pris forme ensemble, dans l’Ether. Nous nous sommes incarnés ensemble, sur Terre. Nous avons toujours travaillé ensemble, sur bien des projets. Surtout, nous avons toujours été en contact – quotidiennement au minimum. Autant dire, ne pas entendre sa voix ou ne pas recevoir de notification de sa part dans un vieux piège grec qui pue la mort et les pièges tordus a été la pire épreuve de ma courte vie.

Et pour la première fois, j’ai paniqué et j’ai agi stupidement. Pas de bol, le seul allié présent a goûté à mon ultime pouvoir ! Je pourrais m’excuser, expliquer ma situation et tenter d’améliorer la relation. Dans ce cas-ci, la meilleure attitude est surtout de ne rien faire. Comme Belzébuth l’a si justement souligné dans son message, Lucifer est très en colère et je ne suis pas la personne la plus agréable et la plus communicante de cette planète.

La réunion est à l’initiative des monothéistes. Je ne sais pas si d’autres Nouveaux Dieux vont se daigner à se présenter. Argent peut être une diva – son humeur est à l’image de la fluctuation du marché financier ! –, Gris est constamment pressé et n’aime pas les réunions à rallonge, Technologie a encore fait une surchauffe et se repose dans notre hôtel, Baron est un dandy d’un temps passé qui a besoin de decorum et de formes et Racer est tout bonnement l’électron libre. Média est totalement occupé avec les événements de Marseille. J’ai eu à forcer ma petite nièce à m’accompagner, en lui détaillant toute la situation au labyrinthe, afin qu’elle ne soit pas surprise de l’animosité possible du panthéon allié à mon égard.

Autant dire, je fais mon entrée avec peu de panache. Nous sommes actuellement deux face à quatre, dont le chiffre de #hatersscience varie entre 1 et 3. J’exclus Belzébuth de la fraction de facto. Nous nous sommes déjà dits, à bien des reprises, que nous avons hâte que cette alliance prenne fin et que nous puissions faire la misère à l’un et à l’autre – jusqu’à ce que l’un de nous termine dans l’ether.

Je reconnais Lucifer, golden boy, Belzébuth, démon moqueur, et Romilly, sex addict décadente. Par contre, la brunette est une véritable étrangère à mes yeux.

- Bonjour Belzébuth, je constate que tu as toujours la même enveloppe. Je suis bien ravie. Il n’y aura pas de second retard inopiné à notre projet en commun.

La moquerie est trop tentante pour que je me retienne.

- Romilly … vous êtes … toujours aussi charmante.

L’effort demandé est considérable. J’ai à faire bonne figure, peu désireuse de donner davantage de munition à Argent pour couper le fil de cette fichue épée de Damoclès qui se balance au-dessus de ma tête. Voilà ma situation dès que je ne sais pas si le boss est ravi ou non.

- Lucifer … Nous n’avons pas eu l’occasion de parler suite à nos mésaventures. Je reste à votre disposition pour une discussion en bonne et due forme après la réunion, si vous en ressentez la nécessité.

Qu’il me crache son venin, allez ! Quant à moi, je suis crispée au possible, ayant du mal à tenir ce rôle dont je m’affuble. Dès que je sens que je vais craquer, je repense tantôt au sourire triomphant d’Argent ou à son regard noir. L’un et l’autre me suffisent pour un petit coup d’adrénaline.

- Nous n’avons pas eu encore l’occasion de nous présenter. Je suis Science.

Je tends ma main à l’inconnue.

A peine ai-je mise l’offre de petite chirurgie plastique sur la table pour Lucifer, que Romilly s’y jette. Je suis bien tentée de lui dire qu’elle peut très bien aller frotter ses fesses à la vingtaine d’angelots et de démons qui composent son panthéon pour obtenir son super lifting du jour. Cependant, je sais que cette mauvaise volonté est surtout dû à ma colère envers Lucifer et Argent, et non elle. J’ai déjà commis une grossière erreur de jugement dans le labyrinthe, je ne me peux pas me permettre de recommencer. Cet état m’insupporte et m’étonne tout autant. J’ai toujours été une divinité très calme et nonchalante. Pourquoi suis-je subitement aussi tendue ?

Est-ce à cause de Belzébuth qui m’use ?
Est-ce à cause d’Argent qui m’insupporte ?
Est-ce à cause de cette guerre qui s’éternise, qui met à mal mes projets ?
Est-ce autre chose ?

- Oui. Pour vous aussi. Romilly.

Lucifer parle à nouveau. Il parle de Marseilles. Il parle aussi de ma betise. Il me dit que je suis excusée par l’Unique ! Oh quelle générosité du vieux bouc invisible et, potentiellement, inexistant ! Je suis tentée de répondre aussi vertement que je n’ai pas besoin du pardon d’un être qui est possiblement qu’une chimère qui grouille dans l’esprit des démons et anges, justifiant qu’ils agissent bien ou mal, qui leur permet de se dédouaner de leurs bêtises ! J’ai tout autant envie de souligner qu’ils sont seuls dans cette guerre, qu’ils ont ouverts cette guerre à tout le monde, que nous n’avons pas autant d’ennemis qu’eux – l’avantage d’être neufs et sans histoire.

Or, je sens autant le regard que la menace – plus réelle – d’Argent sur mon dos. Je ne peux pas me permettre de le mettre sur mon dos, alors que j’ai précisément besoin de lui dans le cadre d’un projet ambitieux, celui qui va enfin me libérer de sa maudite emprise. Dès que je m’émancipe de son influence, j’abandonne cette maudite alliance ! Hormis être un vulgaire outil, je ne suis rien ! J’ai un talent qui se gâche pour des affaires ridicules, alors que je peux élever notre panthéon à une religion universelle au sens littéral, c’est-à-dire au-delà des frontières terrestres, par-delà la couche d’ozone. Mais non ! Ils ne comprennent rien ! Ils continuent à se chamailler pour cinq bouts de continent à la dérive !

La tension est palpable, voire visible. Mon visage se tort, voire des traits sautillent au gré de tics gestuels que je contrôle très difficilement. Je vois le rictus amusé de Belzébuth. C’est un démon mort.

- Bien. Terminons cette mascarade, alors.

Que chacun interprète la mascarade à sa guise.