Da Vinci Claud Betise [Intrigue II - Terminé]

Le bip strident résonnant dans la voiture inquiète. Quelques minutes, elle cesse d’accélérer et un beau message annonce l’improbable : boite de vitesse défectueuse. Je soupire. Mon téléphone vibre pour la énième fois : Internet me relance, encore, pour une quelconque bêtise Tik Tok. Je me pince les lèvres. Si j’aime profondément ma Jumelle, l’affaire est tout autre avec sa progéniture. Cette dernière me tourne en bourrique, m’exaspérant avec toutes ses bêtises. La curiosité n’en reste pas moins une de mes plus vilains défauts, et je finis par céder à la tentation. Le regret est immédiat.

Il y a quelques images de cette réception organisée au sein d’Istanbul, qui laissent vite place à des images de très mauvais gout de prétendus aliens hilares. En fond, une chanson que j’ai du mal à reconnaitre.

On dit qu’sur d’autres planètes les petits hommes verts ont la télé. Et qu’ils sont fascinés par le JT d’Jean-Claude Bourret. Tout se mélange dans ma tête depuis l’aube. Je suis comme dans un chapitre de Da Vinci Claude.

Je me note de ne pas l’écouter, tant les paroles me désespèrent !

Il semble que ma fatigue est virale, voilà que mon téléphone rend l’âme. La surprise est totale. J’ai bien chargé durant tout le trajet dans cette voiture de location qu’on m’a garanti sans défaut. Quel est le problème ? Est-ce que le véhicule est défectueux jusqu’à la moelle ? Est-ce que ma très chère m’a glissé un nouveau prototype d’un smartphone problématique ? A moins que le problème est plus simple et ne tienne qu’à un mot : le câble tordu.

Qu’est-ce que j’en sais, dans tous les cas ? Rien. Ce sont les domaines de prédilections de Racer, ou de Technologie.

Je soupire, ferme les yeux et réfléchis. Comment vais-je arriver à destination sans carte et sans GPS ? Je peux faire demi-tour et me rendre au dernier village vu, c’est-à-dire il y a une dizaine de kilomètres au minimum. A contrecœur, je mets pied dans ce froid mordant et entame ce parcours. Le silence est agréable, me permettant de réfléchir pleinement à toutes ces idées qui foisonnent dans mon esprit. Lorsque je suis satisfaite d’un raisonnement, je marmonne quelques mots à haute voix. Aussitôt, les lunettes intelligentes vissées à mon nez enregistrent le tout.  

Trois kilomètres plus tard, toute mon attention est tournée vers une clairière envahie par la mauvaise herbe. Là, parmi toutes ces orties et plantes dénigrées injustement par les Hommes, je reconnais une petite fleur particulière, survivant que difficilement. Mon regard s’arrondit. Est-ce que je me trompe ? Non ! Pas dans ce domaine-là, pas à ce sujet-ci ! Voilà une plante particulière, sur l’extinction, difficile à trouver et avec bien de nombreuses vertus !

J’en oublie mon objectif du jour, et je m’enfonce dans cette verdure encore bien sauvage et paisible. J’enfile mes gants, commence à déblayer autour de la belle et de sa petite famille mourante. J’ignore ces légers picotements dues aux frottements des orties les plus virulentes et analyse cette rareté sous toutes ces angles. Comment peut-elle survivre dans un tel environnement et à une telle température ? Est-ce grâce à ces voisines ? Est-ce pour une autre raison, comme la composition du sol ou l’ensoleillement spécifique du lieu ?

Bon gré, mal gré, je me débarrasse des gants, et je commence à creuser autour de la plante à l’aide de mes doigts. Une tache rude, voire impossible, pour un humain lambda – le sol est trop dur, presque gelé. Une tache « plausible » pour une divinité.

Les minutes s’écoulent agréablement, toujours dans ce silence parfait … jusqu’à ce que cette sensation si familière et si désagréable à la fois chatouille mon essence. Une divinité s’approche.

- Es-tu le maitre des lieux et ai-je profané tes terres ? , demandais-je, le ton neutre. Nul mépris, nulle condescendance, nulle peur. Seulement de l’assurance, celle d’une déesse persuadée qu’ele est intouchable malgré le contexte tendu. Je ne suis pas une divinité guerrière, mais je ne suis pas moins une divinité de pacotille.

Je soupire. Ces anciennes divinités sont tellement territoriales ! Ils l’ont toujours été ! Lorsque le monde ne se résumait qu’à un seul et unique continent – ou à un ensemble de continent trop éloigné des u ns et des autres –, tout tournait autour de la question des frontières. Aujourd’hui, si cette question reste importante, elle n’est plus centrale. Dès lors, que penser de ces vieux dieux et déesses ? Est-ce que je dois faire preuve de pitié et me plier à leur caprice de divinités séniles ? A moins que j’essaye de leur expliquer, avec une logique implacable, que leur temps est révolu et que leur cycle touche à leur fin ?

Je ne réponds pas immédiatement. Ai-je envie d’entamer une réelle discussion avec une tête de mule – car ils le sont tous, et constamment ? Ai-je intérêt à lui révéler ma véritable nature, au risque de me retrouver au milieu d’un combat dénué de tout sens ? Enfin, et plus important, son visage me parle – mais je suis incapable de dire d’où. Si j’ai une mémoire parfaite pour tout ce que je peux lire dans les revues ou livres scientifiques, l’affaire est toute autre dès qu’il est question de médias ou de sujets qui ne sont pas mon domaine de prédilection. J’en perds vite intérêt … et je mémorise peu, voire pas du tout les détails.

Si seulement j’avais un peu de réseau, ma jumelle aurait pu m’apporter immédiatement la réponse via le téléphone ou les appareils connectés comme les lunettes ou la montre. Quel dommage, sérieusement ! Entre temps, j’ai le temps de sortir une bouteille d’eau et de renverser le contenu autour de la précieuse plante. La terre est trop dure à cause du gel, je tente de la ramollir un tout petit peu. Je réussis plus ou moins, me mettant davantage de terre sous mes ongles manucurés.

- Pachamama, divinité inca, finis-je par dire, avec nonchalance. Je me demande si je me présente convenablement, ou s’il y a plus de blablas à sortir. Je ne connais pas trop les vieilles manières, il faut dire.

Je mens sans scrupule et sans crainte. Pour autant, je sais que ce calme apparent est trompeur. Le mensonge induit forcément des micro-réactions organiques à différentes échelles et incontrôlable – et malgré toute notre volonté. La pratique continue n’aide qu’à rendre ces signes moins flagrants et plus discrets. Enfin, il y a également tous les risques propres aux mensonges – et dans ce cas-là, mentir sur son propre panthéon. Je ne sais pas quels sont les alliés et les ennemis des Incas et, surtout, je ne peux pas reconnaitre un autre Inca – et donc je me tourne naturellement au ridicule si ce vilain bonhomme est un Inca, par exemple.

- J’ai trouvé cette splendide et rare plante. Elle a bien des vertus et, pourtant, elle est presqu’oubliée de tous. C’est vraiment dommage. Très dommage. Tel est le prix à payer pour la modernité, il semble, soupirais-je, avec un véritable crève-cœur.

J’apporte le futur à l’Humanité mais au prix lourd. Pour autant, je ne compte pas me rétracter ou abandonner mes projets. On m’a insufflé cette volonté et je dois l’accomplir à tout prix. Enfin, et plus important, cet but prévale sur tout le reste – incluant la morale, le scrupule ou même l’Humanité. No pain, no gain, diront les Américains.

Et ils ont bien raison.

- Oh. Et vous, qui êtes-vous ? , demandais-je, davantage par courtoisie que réelle intérêt.

- Etrange. J’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part.

Il a un air de déjà-vu. Est-ce une rencontre passée ? Dès lors, ma fausse identité tombe à l’eau. Est-ce encore une bêtise envoyée par Internet ? Dans ce cas-ci, c’est peine perdue que je m’en souvienne : j’ai tendance à ne rien stocker dans ma mémoire en provenance de ma nièce – ou neveu, selon ses fantaisies corporelles du jour. Est-ce un scientifique raté que j’ai rabroué ? J’en doute : je n’oublie pas jamais leur visage, qu’ils réussissent ou qu’ils échouent.

- Enfin, qu’importe qui que vous soyez. Vous ne m’intéressez pas.

Seul mon devoir compte.

- Je suis ravie que nous partagions, au moins, un point commun : les noms, ou les présentations, sont sans intérêt. Nous ne nous reverrons plus dès que nos chemins se séparerons.

Je sais que j’agace aisément mes interlocuteurs. Malheureusement, toutes ces conventions sociales m’ont toujours dépassé – et agacé. Mon cerveau assimile avec aisance tout ce qui concerne les sciences, mais butte aussitôt sur tout autre sujet. Pourtant, à force de persuasion, ma jumelle m’a apprise quelques formules basiques – que je récite tel un automate.

Or, je n’aime pas perdre mon temps sur des sujets triviaux ! Par exemple, qu’est-ce qui rapportera le plus à l’Humanité : apprendre les bonnes manières, ou découvrir un nouvel atome ? La réponse coule de source, n’est-ce pas ? Malheureusement, le commun des mortels ne semble du mon avis.

Toujours est-il qu’à cet instant, je me sens un brin plus léger sans le poids de ces stupides règles sociales. Ils ont quelques rares qualités, ces vieilles légendes.

- Ecoutez, ma voiture est tombée en panne en chemin vers une adresse pas très loin d’ici. Je me dirigeais vers le village le plus proche. Je suis tombée sur la plante. Et je ne partirais pas sans elle.

Ma décision est prise, quoi qu’il advienne.

- Vous n’êtes clairement pas une divinité ou un expert dans le domaine de la terre ou de la médecine. Autrement, vous m’aurez cru. Cette petite plante, là, au bout de mes doigts est extrêmement rare. Elle peut même être qualifiée d’espèce en voie d’extinction. Alors, mon postérieur va rester encore un peu ici, le temps de la cueillir convenablement, sans la détruire.

Mon ton est ferme, mon regard confiant et mon ton égal. Je ne suis pas une divinité guerrière, et je ne le serais pas de sitôt, mais je refuse de me laisser dicter ma conduite par une antiquité ! Depuis quand est-ce que les mourants peuvent donner des ordres aux bons vivants ? Décidément, il est bien dommage que la Grande Révélation ait eu lieu. Elle ne prolonge que davantage l’inévitable mort de ces vieilleries … Entre temps, elles agacent, elles fatiguent et elles irritent.

- Nous pouvons écourter cette désagréable entrevue en combinant nos efforts. Comme dirait les vieux américains, if you have time to lean, you have time to clean.

Le rire tonitruant de l’homme ravive mon âme, m’arrache une esquisse de sourire. Malgré que je me sois incarnée dans ce corps-ci il y a des siècles, certains tiques et habitudes persistent. L’humaine propriétaire est sensible aux voix fortes, apprécie fortement la viande saignante et vibre au milieu de la foule. Ce ne sont là que quelques exemples parmi une multitude. J’ai essayé de les éradiquer par des méthodes scientifiques, par une routine extrêmement stricte, voire grâce à quelques médicaments ou technologies développés par ma sœur. En vain ! J’ai pu atténuer certains défauts de ce corps – et des réminiscences de l’âme – mais d’autres persistent et résistent.

Le Dieu parle ou, plutôt, beugle. Sa leçon de courtoisie entre d’une oreille pour sortir de l’autre. La fatigue comme l’exaspération me gagnent. Est-ce que cette plante vaut véritablement la peine de supporter ce vieux con ? Je saisis un peu mieux ces adolescents désarçonnés et agacés face à ces ancêtres d’une génération en voie de perdition, aux règles et aux coutumes d’un âge tout autant à l’agonie qu’eux. Pourtant, ils sont tenaces comme de mauvaises herbes, se raccrochant à chaque parcelle de Foi, profitant maintenant de l’effet de mode pour revivre et gagner une pleine puissance.

Ils pourraient redevenir dangereux. Malheureusement, ni Argent, ni Gris, ni Technologie, ni quiconque de mon panthéon ne m’écoutent. Ils sont tous persuadés que notre règne est total et sans partage, impossible à menacer ou à désarçonner. Nous fonçons droit au mur. Je le sais pour la simple raison que je suis Science. J’ai assez étudié les mathématiques, la philosophie, la médecine et l’histoire pour saisir pleinement la notion de cycle : naissance, croissance, maturité, déclin et mort. Malgré que je puisse démonter par x et y ou par de jolies thèses, je ne suis pas entendue. C’est frustrant, à souhait.

- Je me suis présentée, mais vous me demandez encore mon identité. Soit vous assumez que tout le monde ment de facto, soit vous avez les moyens de déceler le vrai du faux.

Je garde mes distances, prête à reculer s’il s’approche.

- J’ai respecté ma part du marché. J’ai expliqué la raison de ma présence, je me suis présentée plus ou moins avec honnêteté et je n’ai pas haussé le ton durant tout l’échange. A l’inverse, vous avez vociféré tout le long et exigez ce que je vous ai déjà fourni.

Je garde mon sang-froid, nullement impressionnée par les muscles ou la grosse voix du cher homme. Les vieilles coutumes reviennent à la vie en même temps que les vieux panthéons. Est-ce que je m’y plie, ou non ?

- Vous êtes un homme de tradition. Votre physionomie, votre accent et le fait que vous vous désignez comme Maître des lieux indiquent donc que vous êtes une divinité attachée à ces terres. Et ces terres ont été gauloises et romaines, je crois. Cette période est assez confuse. Vous êtes un Celte, potentiellement. Quoique je n’écarte pas la possibilité d’un Grec.

Je le fixe assez longuement. Je ne le détaille pas comme le fait une demoiselle intéressée par un physique imposant, mais comme un médecin analysant avec attention l’anatomie humaine.

- Je ne connais ni les coutumes celtiques, ni les coutumes grecques. Alors pourriez-vous me dire comment je suis censée payer un tribu de respect et et d’honneur exactement ?

Mon désintérêt profond pour les religions du passé se disputent à un soupçon de curiosité.

- A votre avis, de quel panthéon suis-je ?

A-t-il quelques neurones pour faire quelques liens logiques ? Ou est-ce peine perdue ?

Je ne suis pas une divinité extrêmement expressive ou expansive. Je me fiche des remarques sur mon physique, sur mon panthéon, sur mon caractère ou sur mes actions. Par contre, je peux être extrêmement frileuse quand il est question de mon domaine d’expertise ou de ma jumelle, Technologie. Je ne peux pas souffrir qu’on insulte l’un ou l’autre, de près ou de loin. Alors, lorsque le divin me traite de menteuse, qu’il remet en question mes intentions ou qu’il critique mes manières, je reste calme et stoïque. Nulle arrogance, nulle joie, nul égo, nulle colère. Je ne ressens rien.

Par contre, lorsqu’il juge que que les maths ou la physique ou équivalent sont des conneries illisibles ou de poudre aux yeux, mon regard se couvre d’un voile noir, mon corps se tend et mes tripes ne sont plus que le foyer d’une colère sourde et brûlant à la fois. Comment peut-il oser se moquer de mon domaine, ce barbare illettré ? Qu’est-ce que lui et les siens ont apporté hormis la guerre, les fêtes d’anonymes alcooliques et la violence ? Là où il promet passé et guerre aux siens, j’offre l’avenir et l’amélioration de l’être humain sur bien des plans !  

- Enchanté, Teutatès, Dieu Père des tribus celtes.

Je me souviens, maintenant. Média a tenté de me montrer le détail de cette soirée aux Tuileries. J’ai été assez distraite par une thèse, n’ayant jeté qu’un vague coup d’œil aux extraits qu’elle montrait aux membres présents du panthéon. Je comprends assez vite sa menace vis-à-vis du ciel qui tombe sur la tête. Je ne suis pas une déesse guerrière et mon propre pouvoir est tout autant destructeur. Est-ce que j’ai envie de jouer à celui qui a le plus grand pouvoir ? Non. Est-ce que j’ai envie de repartir la queue entre les jambes ? Non. Quelle solution me reste-t-il ?

- Je suis Science.

Je suis une jeune divinité dont l’histoire est à peine écrite, encore noyée dans la masse des écrits et des connaissances. Je n’ai pas de mythes mirobolants comme eux, je vis surtout à travers mes fidèles. Ils marquent l’histoire de leurs découvertes et, de temps en temps, d’un drame en parallèle. Cette figure d’ombre me convient parfaitement. La gloire, la reconnaissance, la popularité n’ont jamais été mon objectif premier.

- Vous êtes une divinité guerrière, en pleine guerre avec quelques ennemis. Vous savez donc qu’il est assez peu avisé de donner sa véritable identité. Est-ce assez clair, venant d’une divinité au langage binaire et incompréhensible ?

Je ne me justifie pas, j’explique à ce simple d’esprit. J’espère que mes termes sont faciles à comprendre.

- A nouveau, hormis mon identité, je n’ai pas menti sur le reste. Si vous êtes incapable de percevoir mon honnêteté à ce sujet, alors je ne suis pas étonnée de votre quasi disparition. Il est difficile d’avancer si nous faisons constamment la guerre à la première nouveauté.

Je fixe tour à tour l’homme et la plante. Je grimace, je me renfrogne, et je finis par me baisser, user de ma force de déesse et essayer d’enfoncer ongles et doigts à même le sol glacé. Peau écorchée, ongles arrachées, grognement de douleurs exprimé, je finis par extraire la plante. Les racines sont malmenées. Est-ce qu’elle peut encore servir ? J’aviserai, de retour au laboratoire.

Que faire de lui ? Mon regard se perd à nouveau dans le ciel.

Non. Il ne vaut pas la peine que je dévoile tous mes pouvoirs.

Partir.
Quelle bêtise.

Mais je sais maintenant où se trouve ce divin. Je ne doute pas que mon panthéon saura faire un bon usage d’une telle information. Du moins, si j’ai envie de partager. Tout dépendra de la volonté d’Argent à collaborer avec moi et non à me considérer comme un fichu pion.

- Puis-je partir ?

Je réfléchis. Et j’ai une question.

- Avant de partir, j’ai une question. Si je vous avais dit que j’étais Science dès le début, qu’Auriez-vous fait ?