Tram. Bus. Traffic. Transpiration. Toux. Pauvreté. Opulence. Regards vides. Téléphone. Addiction. Réseaux sociaux.

Il est étrange de constater la puissance et l’importance de mon panthéon au sein de l’invention la plus anodine d’une ville : les transports en commun. Il n’y a presqu’aucune personne sans un outil technologique entre les mains – ou sur les oreilles : Technologie serait heureuse. Si on daigne à relever sa tête, on peut admirer le contraste ahurissant des beaux quartiers avoisinant les quartiers misérables : Argent attise l’envie et l’ambition grâce à ces procédés. Enfin, chaque nouveau mode de transport crée un nouveau enjouement au sein d’une population – meilleur ou plus rapide accès à un lieu : Gris n’est ni plus, ni moins, que l’inventeur. Ici, les reliques spirituelles du passé n’ont pas leur place. La nature est bannie, ne réclamant aucun droit dans ces esprits humains. La mort ou la vie n’ont plus d’importance : seule la destination compte.

Pour ma part, mon terrain de jeu n’est rien d’autre que l’Humanité même. Je profite de cette proximité pour deviner la santé des uns et des autres, deviner les préoccupations actuelles de ces hommes et de ces femmes ou encore chercher un moyen de gagner un ascendant total et sans partage sur leur Foi. Comment puis-je transformer une société portée à la consommation à une société d’intellectuels ? Est-ce une utopie, ou est-ce une possibilité ? Il n’est pas rare que les plus profonds changements viennent après le bouleversement du quotidien des gens. Ils sont vulnérables, ouverts à tout changement. Malheureusement, la Grande Révélation a rendu l’affaire complexe. Si, par exemple, Istanbul était démoli à moitié dès demain, la majorité des esprits ne se tournera plus uniquement vers les sciences, nouvelles technologies et nouveaux dieux pour rétablir la situation. Il y a du choix, maintenant.

J’approche de mon arrêt, et je ne tergiverse pas plus longtemps, quittant ce petit Sahara citadin. Lorsque j’arrive au restaurant, l’énergie spirituelle de Belzébuth me frappe de plein fouet. Si je suis incapable de deviner la nature divine, je peux aisément deviner que c’est celui du démon étant donné qu’il est la seule essence divine dans les environs – et qu’il m’a invité même. S’il me sourit, je le gratifie d’un regard critique. Contrairement à lui, je ne considère pas le temps comme une denrée infinie et, surtout, je ne gâche pas ma journée à des idioties comme admirer un paysage. Les peintures, les photos ou la réalité virtuelle suffisent largement – et du fond de son canapé. J’aime me déplacer que lorsqu’il y a une véritable découverte à la clé.

- J’aime l’université, et je prends davantage de plaisir à y aller et à y rester, qu’à le quitter, le rectifiais-je. Les restaurants font une erreur considérable vis-à-vis de l’équilibre alimentaire. Il y a, toujours, un excédent de graisse, de sucre et de sel. Les aliments dites « terre » sont soit manquant, soit trop transformés. Les plats n’apportent donc pas l’énergie alimentaire nécessaire au fonctionnement d’un corps. En conclusion, c’est compréhensible qu’aucun restaurant n’est réputé pour son menu entier, mais uniquement un aliment. Dès lors, peux-tu me préciser quel poisson je dois commander, que je ne gaspille pas mon temps à le chercher dans une carte de quatre pages.

Je lui offre … un visage plus adoucit, mais qui ne souligne que davantage mon cynisme. J’espère sincèrement que tous mes rendez-vous et tests de l’après-midi ont été reporté pour une bonne raison – autre que gouter à un stupide crustacé ou que sais-je.

- Est-ce que je vais savoir pourquoi je suis ici maintenant, ou suis-je obligée de me plier aux conventions humaines et prétendre apprécier ce repas et cette vue ?

- J’ai longtemps été bloqué dans l’Ether, à cause de l’Unique. A chaque fois que je prenais un semblant de forme grâce à un fidèle zélé, vos fidèles venaient tout détruire, annonçais-je, le ton cassant et amer.

Cette période-ci est très floue dans mon esprit. Par contre, j’ai bien souvenir de cette douleur vive à chaque destruction - la mort du potentiel fidèle et la perte de ses recherches – ou de cette frustration considérable à chaque tentative infructueuse de faire de la science une idée à part – et complète. Le seul sentiment agréable que j’ai eu au cœur de l’Ether est ce réveil aux côtés de ma jumelle, Technologie. J’avais la sensation d’être complète.

- J’apprécie une bonne thèse, un échange scientifique et la compagnie de ma Jumelle, répondis-je, avec autant de nonchalance que mon interlocuteur. La nourriture, la boisson ou le sommeil sont des besoins primaires servant d’énergie à cette machine qu’est notre corps. C’est le seul besoin que nous partageons avec les hommes et les femmes. Tout autre besoin de la pyramide de Maslov ne sont pas applicables pour nous, car nous avons un devoir à accomplir au quotidien. Par conséquent, pour ma part, je me contente du minimal et préfère donner tout ce que j’ai pour ce devoir.

Sa petite insulte est ignorée. Je sais que je lui rends bien – ou que je le lui ai déjà bien rendu. De surcroît, j’ai déjà pris de mon temps précieux pour venir jusqu’ici, il serait dommage de partir sans savoir pourquoi j’ai été convoqué. La curiosité n’en reste pas moins ma plus grande qualité, mais aussi mon plus terrible défaut. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai fini dans des situations très compliquées – ou tendues – parce que je n’ai pas été capable de me maitriser, ou de m’arrêter à un point.

- Je sais que tu n’es pas aussi vain que la majorité de tes pairs. C’est la raison pour laquelle j’ai bien voulu te faire confiance, et me déplacer jusqu’ici malgré mon agenda très chargé, dis-je, prenant garde à chaque mot. Ni lui, ni moi, ne désirons nous afficher comme des divinités aux yeux du commun des mortels. Nous fonctionnions bien mieux dans l’ombre de l’Humanité. Le serveur arrive. Je m’aligne sur mon interlocuteur sur la commande de boissons, et autres joyeusetés, optant pour la fameuse sole meunière. Tu n’es pas quelqu’un de foncièrement bon, Arthur. Je ne suis pas une charmante compagnie, nous le savons tous les deux. Par conséquent, dis-moi pourquoi tu m’as invité ici pour une heure exactement ? Je doute que tu manques de jeunes femmes désireuses de passer du temps avec toi, lui dis-je en glissant un regard noir. Je lui en veux encore d’avoir séduit l’une de mes scientifiques prometteuses. La petite a préféré passer plus de temps avec lui que sur sa thèse ! Est-ce que tu prends plaisir à t’infliger de la peine et de la douleur ?

Ma question est sincère, et sérieuse.

- Nous sommes le futur, Arthur. Vous et les autres antiquités sont voués à l’extinction, lui répondis-je avec nonchalance.

Je sais que mes propos ne vont pas l’offenser. Ce n’est pas la première fois que j’exprime mes hypothèses à haute voix face à lui, et ça ne sera pas la dernière fois. Je suis davantage à mon aise, ayant l’intime conviction que le démon se fiche royalement de mon avis. Il est impossible de l’avoir à l’usure. L’Unique semble avoir bien forgé ses messagers, leur octroyant une ténacité et résilience considérable, deux qualités qui manquent considérablement à notre panthéon. Ce n’est guère étonnant, si nous prenons en compte nos fidèles et nos créateurs : ils sont volatiles, inconsistants et trop égoïstes.

- Elle a eu le cœur brisé suite à ton absence de retour. Elle a raté un rendez-vous important pour la finalisation de sa thèse, lui répondis-je en lui glissant un regard noir. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, ou promis, pour qu’elle lui tombe entre les bras mais il semble avoir touché une corde bien sensible ! Je te prierai d’éviter de chercher compagnie parmi mes fidèles : nous en avons grand besoin pour nos projets. Ne recommence plus, conclus-je d’un ton autoritaire et dur.

La suite de la conversation change de ton. Je ne me défile pas pour autant, soutenant son regard, gardant un air digne et presque hautain.

- Je suis simplement curieuse de savoir si toi et tes pairs êtes aussi résistants à la douleur que vous le prétendez. Vos méthodes de torture prennent source du Moyen-Âge, une époque bien barbare où l’homme sait infliger des douleurs. Par contre, je trouve que certains procédés sont plus pénibles qu’autre chose. Aujourd’hui, il est possible de déclencher une douleur équivalente, voire bien plus importante, d’une simple petite aiguille avec la bonne formule, expliquais-je.

Poisons, hallucinogènes … tant de produits qui peuvent rendre fou ou mettre chaque nerf à fleur de peau ! Le corps humain est un gigantesque réseau connecté. Si on les connaît par cœur – comme moi -, il est aisé d’en faire ce que l’on désire. Plaisir, douleur … tout est possible.

Je n’envisage pas de te faire du mal, Arthur. Tu n’as ni ma profonde haine, ni mon plus grand respect. Je ne te souhaite que le même destin que tes pairs et ces vieilles antiquités : la destruction. Il en est de même pour toi, j’en suis persuadée.

A ses yeux, je suis une distraction passagère : une divinité partageant un même intérêt. Il sera triste de ma disparition pour quelques minutes, voilà tout. Autrement, il sera bien heureux. Je me rappelle encore de sa grande joie, et excitation, lorsqu’il a brulé Inti. Pendant des jours, que dis-je des semaines, il a été insupportable, puant et transpirant le bonheur !

- J’essaye simplement de comprendre quel plaisir tu prends à constamment m’agacer, et à t’infliger ma présence. Voilà tout.

Notre panthéon manque de cohésion et d’unité, j’en conviens. Nous sommes à l’image de nos créateurs et de nos fidèles : marginaux, individualistes, un brin rêveur et surtout opportunistes. Nous ne sommes pas régis par les codes d’honneur de ces vieilles époques, et nous ne sommes pas pris dans quelques vieux carcans ancestraux. Nous sommes libres, là où la majorité est pied et poing lié par quelques dogmes religieux antédiluviens. Evidemment, Belzébuth réfutera bien de mes arguments, tantôt en se moquant, tantôt en me balançant mille et une anecdotes d’un autre temps, d’un autre lieu. Or, en toute franchise, je n’ai ni le temps pour les bêtises d’un Démon et ni l’envie de poursuivre de telles futilités avec quiconque.

- Je considère que tu es un brin plus intelligent que tes pairs, alors je prends la peine de te faire une demande simple : garde tes hormones pour les autres femmes d’Istanbul, loin de mes fidèles, rétorquais-je, préférant ne pas surenchérir davantage.

La suite de la conversation change bien vite de ton. Il est question du bucher funéraire d’Inti. Le Démon est fier, presque surexcité, à l’évocation de cet événement surréaliste. Je m’interroge sincèrement s’il gardait toujours son sourire lorsque le Dieu brûlé serait réinvoqué et cherchera vengeance. Est-ce que Belzébuth sortira encore haut la main d’une nouvelle confrontation avec l’Inca ? A l’inverse, succombera-t-il aux assauts de ce dernier et sera-t-il le nouvel agneau sacrificiel ?

- Suite à la mort d’Inti, les fidèles du panthéon inca ont fait preuve d’une grande ferveur, sacrifiant temps, argent, bétail et j’en passe. Les vieilles terres s’abreuvent de sang et de Foi. Grâce à toi, constatais-je entre deux bouchées. La Grande Révélation a été une terrible erreur, redonnant de la légitimité à des panthéons qui se mourraient définitivement. Et les spectacles de gladiateurs des temps modernes n’arrangent pas toujours nos affaires, dis-je, lui glissant un regard plein de sous-entendu.

Je me rebiffe à sa dernière phrase. Qu’il peut être agaçant.

- Je pense que tu devrais aller retrouver Mama Quilla, la déesse inca de la nuit et de la lune. Elle est assurément lumineuse, un véritable rayon de lune. Elle doit être l’une des femmes qui recherche ardemment ta compagnie. Lorsque notre alliance prendra fin, et si elle vit toujours, je m’assurerai de passer ta carte de visite. Je serais très triste que ma présence lumineuse te manque, promis-je gentiment.

Je ne suis pas une divinité qui combat, mais qui est davantage un support ou un soutien. Je confectionne et je donne des armes ou de nouveaux outils. Je guéris les corps fatigués, ou j’empoisonne ceux de nos ennemis. Je suis dans l’ombre de géant, la marionnettiste de toutes ces poupées de guerre. Qu’en est-il de Belzébuth exactement ? Est-il un Démon de l’Ombre, ou est-il une terreur nocturne aux griffes acérées ?

- Comment as-tu retrouvé Inti, d’ailleurs ? , demandais-je, curieuse de connaître la réponse. Est-ce l’un des nôtres qui a aidé ? Au contraire, a-t-il un réseau propre ?

Je ne comprends définitivement pas toute cette ardeur et amour pour les plaisirs de la chair ou, plus largement, les plaisirs éphémères de ce monde. Il y a bien des enjeux chimiques entre deux corps, que l’on nomme communément coup de foudre. Moi-même je ne pourrais pas combattre cette impérieuse nécessité, si je venais à faire face à une telle problématique. Or, ces atomes crochus sont assez rares concrètement, reléguant toute cette recherche de l’être aimée comme un simple besoin de reproduction ou d’appartenance. Du moins, c’est le cas pour les humains. Nous, les Divins, sommes pourvus d’une mission. N’est-ce pas suffisant pour être contenté ? Je ne lui poserai pas la question. Nos avis divergent considérablement à ce sujet-ci.

Je l’écoute parler d’Inti, ou d’Incas. Il est assuré d’être vainqueur. Je ne préfère ne rien dire. Aujourd’hui, nous sommes puissants, mais nous n’avons nulle garantie pour demain. Les Empires naissent, croissent et disparaissent. Il en est de même des croyances et de la Foi. Nous faisons notre temps, chacun son tour. Ceux qui restent ne sont plus que les reliquats des fantaisies d’une génération qui se perd, et qui se meure. Je me demande bien qui va nous remplacer – et si j’ai une quelconque place dans ce futur. Malgré moi, mon regard se dirige tout droit vers le ciel. Est-ce que j’existerai toujours, là-bas ? Est-ce que l’Homme m’adorera encore, lorsqu’Il logera parmi les étoiles, colonisant des planètes habitables et tentant de transformer les planètes inhabitables ?

J’ai peur certes, mais je suis impatiente aussi.

Les plats se terminent. Mon ventre est trop rempli. C’est désagréable. Je me promets une simple soupe ce soir, à moins que je n’opte pour un smoothie léger. Malgré moi, je réfléchis déjà aux diverses combinaisons, selon mes besoins, mon activité physique, ma taille, mon poids, ma consommation totale du jour et tant d’autres détails. J’interpelle le serveur et exige l’addition d’un turc parfait. Aussitôt, j’exige que le garçon s’amène avec le lecteur de carte et paie ma part. Si ça m’agace d’avoir à payer pour ce temps précieux perdu, je refuse de devoir quoi que ce soit à ce fichu Belzébuth. Je me méfie de lui comme de la peste qu’il a du balancer dans l’Europe, il y a quelques longues années.

- Je pense qu’il est temps que tu me montres, ou que tu m’expliques, la raison première de ma présence ici, lui indiquais-je.

J’insuffle autant d’autorité que possible à ce ton, tentant de lui faire comprendre subtilement que je ne me plierai pas davantage à ses caprices. Soit il dévoile ce qu’il veut me montrer maintenant, soit chacun fait sa route. Je ne lui laisse pas le choix, d’ailleurs. Je me relève, et commence à rassembler mes maigres affaires soit un sac à dos usé dans lequel je me trimballe la dernière création de ma sœur dans le domaine des tablettes – ou équivalent – et un carnet de note. Malgré moi, je repense à mon artefact perdu. Il m’était si utile ! Comment ai-je pu le perdre, sérieusement ?

- Tiens, maintenant que j’y pense. Quel est ton artefact ? demandais-je. Est-ce que l’on doit craindre qu’un de nos ennemis nous le balance sous le nez ?

Je lui lance un regard noir lorsque je comprends que j’ai à payer sa part également. Ayant déjà perdue un temps extrêmement précieux aux côtés de ce démon, je ne désire pas prolonger davantage ce supplice pour quelques liras. Je règle l’addition totale, en laissant un généreux pourboire en prime. La paie est véritablement misérable. J’en ai pitié. Sincèrement.

- Un carnet particulièrement pratique, où j’avais bien de mes réponses à mes questions d’ordre scientifiques, répondis-je, avec une moue bien boudeuse.

Certes, Technologie m’apporte une aide considérable sans l’archivage et le rangement de précieuses données, découvertes et théories. Malheureusement, l’intelligence artificielle est encore trop balbutiante et les recherches dans ce large catalogue entre trop pénible. Qu’est-ce qu’il me manque ce carnet qui m’apporte des réponses instantanément !

Nostalgique, je le suis à travers les docks. Cet instant meurt à l’instant où la désagréable odeur de la cigarette me caresse les narines. Décidément ! Il cumule toutes les tares et toutes les faiblesses propres aux hommes et aux femmes ! Pourquoi est-ce qu’il s’entête à fumer ? Certes, nos enveloppes sont moins sensibles aux ravages du temps, et sont même insensibles aux maladies. Pour autant, est-ce une raison pour malmener ces précieux organes ?

Je ne dis rien, trop fatiguée de parlementer et d’argumenter avec lui. Nous ne risquons pas de nous quitter de sitôt. Je préfère économiser mes forces – et ma salive – pour des débats plus intéressants et, surtout, plus importants, ceux qui auront un véritable impact. Là, si je souligne la bêtise de son acte, est-ce qu’il va changer ? Evidemment que non !

Nous arrivons à destination, soit un container. Deux hommes nous attendent et obéissent à chaque ordre donné par le démon. Lorsque les lourdes portes métalliques s’ouvrent, mon regard pétille d’une excitation et joie nouvelle. Je dois ressembler à ces gosses au réveillon de Noël, découvrant leurs présents tant attendus. Incapable d’attendre que mon allié de circonstance me présente quoi que ce soit, je m’engouffre dans ce cagibi d’une taille respectable et inspecte chaque élément avec grande attention et uniquement avec les yeux – je refuse de contaminer quoi que ce soit.

Je papillonne de droite à gauche. Je pars et je reviens entre différents échantillons, imaginant déjà de possibles mélanges et combinaisons. J’en ai oublié tout ce monde qui gravite autour de moi. Je ne vois plus que ce matériel génétique exceptionnel que ce soit en termes de quantité, de diversité et de qualité ! Incapable de retenir ce flot d’idées qui me traverse, je me saisis d’une paire de lunettes confectionnées par ma sœur adorée, et lance l’enregistrement audio et vidéo. Chaque élément est envoyé directement à un cloud accessible uniquement par Technologie et moi.

Je marmonne presqu’aussitôt toutes ces idées brouillonnes. Lorsque je coince ou que j’hésite vis-à-vis d’une théorie ou d’une idée, j’appelle à l’aide ce cher démon et demande son avis. Lorsque mon flot de parole est trop rapide, je me saisis d’une tablette et griffonne des formules ou des noms de grands théoriciens passés ou actuels.

- Il y a tant à faire avec tout ça ! C’est fantastique ! Est-ce que nous aurons d’autres livraisons similaires ou est-ce la seule et l’unique ? Qu’importe ! As-tu prévu le déplacement ? Il y a bien un laboratoire qu'on pourra utiliser sans éveiller de soupçon, au sein même de l'université, dis-je, sans lui laisser le temps de répliquer. Nous pouvons mener nos projets jusqu’au bout et encore avoir assez de ressources pour tenter de nouvelles expériences ! Le clonage, entre autres. La création d’une nouvelle créature pour nos panthéons respectifs.

Je continue, je m’exprime avec une énergie et une vivacité toute renouvelée. Une attitude que je réserve bien souvent qu’à ceux qui me surprennent ou savent me contenter convenablement.

Chapeau, à ce fichu démon.

Et, au milieu de tout ce charabia scientifique, je souris.

- Oui, nous avons décidément beaucoup à faire avec ce premier batch, soufflais-je, le ton tremblant d’une excitation nouvelle. Non. L’entrepôt est parfait. Il faudra qu’on l’aménage pour nos expérimentations, le temps que nous obtenons le soutien du gouvernement turc pour ce nouveau projet. La mémoire et tout autre manipulation touchant à l’Homme directement effraient constamment la population. Pourtant, après une poignée d’années, elle l’adopte entièrement et totalement. Déjà, grâce à Média, elle en rêve de cette révolution de la mémoire ! Les possibles applications sont si nombreuses !

Le gouvernement va assurément exiger des garanties, voire des profits. Est-ce qu’il va exiger de lourds impôts ? Est-ce qu’il va imposer des contrôles qualitatifs agaçantes ? Est-ce qu’il va vouloir insérer des logiciels espions et devenir un Big Brother des temps modernes ? Tout est possible. La vénalité et l’opportunisme des Hommes sont aussi étendues que leurs bêtises ! Qu’importe ! Mon rôle n’a jamais été de juger l’âme des mortels, ou l’utilisation qu’ils font des dons divins. Ils nous offrent leur Foi, nous leur rendant avec des cadeaux divins. Le deal est aussi simple que cela.

- Un sourire pour une cargaison pareille. C’est le marché le plus ridicule qu’un homme, ou démon, peut proposer. Vas-tu me dire que bien des filles sont tombées dans le panneau d’un tel mensonge ? , demandais-je en le fixant droit dans les yeux. Le sourire sincère laisse place à un air plus condescendant. Décidément, comment suis-je née au milieu de tant de stupidités, je me demande encore, conclus-je.

Le sourire revient, malgré moi, en fixant ces bijoux sous mes yeux.

- Thomas, Robin. Au travail ! Ne tardez pas à mettre tous ces échantillons à l’abri. Je compte sur votre efficacité et votre professionnalisme pour qu’il n’y ait aucun incendie en cours de route. Quant à toi, Arthur, tu m’enverras l’adresse de cet entrepôt via le chanel indiqué. Il n’y a que ma Jumelle et moi qui y avons accès, marmonnais-je.

Il y a quelques avantages à avoir Technologie comme sœur et Internet comme nièce.

Nous quittons ce lieu improvisé sans plus tarder. Je ne vois plus Arthur, ou Istanbul ou le monde tout simplement. Je suis plongée dans mes rêveries et pensées, réfléchissant furieusement à tout ce que je vais pouvoir construire ou bâtir – avec ou sans le démon.

- Hm. Arthur, peux-tu appeler un Uber pour moi. Je n’arrive pas à me concentrer, marmonnais-je, n’entendant qu’à peine sa réponse.

A moins d’être ma Jumelle, ou de me parler de science, il va être difficile de me décrocher de cet état second – et pourtant si passionnant et si agréable. Lors de ces instants-là, je me sens pleinement vivre, saisissant toute la beauté de mon éther et de mon devoir. Je ne suis plus un système intelligent au milieu de machines obsolètes, mais la machine obsolète qui voit et aspire à un avenir plus beau, plus grand et plus évolué !

Un monde sans antiquité antédiluvienne.
Un monde sans spiritualité désuète.
Un monde à mon image.
Un monde à l’image de ma sœur.
Un monde à notre image.