Meduna m’a informé que notre nouvelle prêtresse, Masha, s’est rendue à Brocéliande afin d’accomplir le rituel d’invocation de Teutatès. Il est grand temps que le frère revienne parmi nous ! Chaque minute passée dans l’Ether est une minute gâchée dans cette guerre totale. Nous avons besoin de ses pouvoirs, de sa sagesse et de sa force pour protéger une tribu renaissante mais encore bien fragile. En prime, sa nouvelle enveloppe lui offrira l’avantage de l’anonymat et de la surprise vis-à-vis de nos ennemis. Pendant que ces derniers se focaliseront sur Esus et moi – et d’autres divinités dont l’identité a été compromise –, le Dieu-Père pourra agir à sa guise et frapper là où c’est nécessaire. Evidemment, cette stratégie n’est possible que s’il accepte de rallier ses forces aux nôtres. Il a profondément changé durant ce dernier millénaire. Il accomplit toujours son devoir, mais isolé des siens et allié à d’autres panthéons.

Il faut que j’en ai le cœur net. Si je suis bien décidé à partager mes doutes et mes pensées franchement et sans détour avec mon frère, je dois également envisager une approche alternative. Après mille et une tribulations, un prénom s’est distingué des autres : Masha Lancaster. Le vieux dieu peut être ronchon et grognon, mais il est sensible à la valeur de chacun et, surtout, est reconnaissant envers ceux qui lui sont fidèles ou lui ont apporté leur aide. Si je suis incertain qu’il m’écoutera, ou sera réceptif à mes propos – ou poings –, je sais qu’il sera extrêmement attentif aux paroles et aux besoins de l’Anglaise. Elle sera mon Cheval de Troie, celle qui fera entendre un peu de raison à mon frère.

Alors, je la cherche sans plus tarder.
Et je la trouve sans grande difficulté.

Elle semble heureuse de me voir, et je dois avouer que c’est assez agréable. Ces derniers mois n’ont été qu’une course contre la montre et les autres. Si je ne suis pas à Paris pour régler des détails administratifs vis-à-vis de mon entreprise, je parcours les terres françaises avec une poignée de fidèles pour y faire régner terreur sur les lieux de culte de l’Unique. Aussi solide que je sois, le manque de sommeil, l’utilisation excessive de mes pouvoirs ou les réflexions constantes sur les futurs mouvements ont largement entamé mes réserves d’énergie. Mon visage est marqué par la fatigue.

- J’ai peut-être également besoin d’un rituel pour retrouver mes forces, susurrais-je, le ton taquin, le regard pétillant de charme. Je vais très bien, et je le serais davantage lorsqu’on aura viré tous ces chiens de l’Unique de nos terres.

J’attends qu’un couple passe pour reprendre.

- Je ne m’inquiète pas pour toi. Tu es assez débrouillarde pour survivre et, surtout, tu es bien entourée. Ni Meduna, ni Teutatès ne permettront qu’il t’arrive quoi que ce soit. Ils sont les gardiens de nos fidèles mais aussi de nos arrières. Tant qu’ils sont là, nous pouvons aller de l’avant, expliquais-je.

Quoi que je fasse, quoi que j’essaye, je reste avant tout une divinité querelleuse. Je me bats et frappe l’ennemi, avant tout. Je ne suis pas fait pour me contenter de défendre et d’attendre l’aide d’autrui. C’est une force dans certaines stratégies, c’est une faiblesse dans d’autres. Si Esus et Teutatès sont bons juges sur cette question, seul le Dieu-Père sait me ramener un tantinet à l’ordre – du moins, à l’époque.

- Comment se passe ton intégration parmi nous, Masha ? Est-ce que tu as quelques regrets ? , demandais-je, sans la moindre animosité dans le ton. Trahir un camp n’est jamais aisé. Il y a des liens précieux qui se brisent et d’autres qui résistent. Dans les deux cas, la souffrance est bien souvent au rendez-vous.

- Pourquoi chercher des informations sur de vieux rituels dans quelques bouquins poussiéreux et rongés par les bêtes quand tu as la divinité, en chair et en os, devant toi ?, ajoutais-je, continuant encore à ce petit jeu de dupes. Mes traits regagnent leur sérieux lorsqu’elle me parle de la réincarnation future de mon frère. Le Dieu-Père est encore présent dans la Mémoire du Monde et, surtout, il n’a pas été blessé ou tué avec un artefact. Il reviendra. Je ne doute ni de lui, ni de toi, la rassurais-je.

J’ai bien des défauts, mais l’hypocrisie n’en fait pas partie. Je n’ai jamais promis l’exclusivité ou la fidélité à mes conquêtes, par exemple. Dès lors, lorsque j’affirme qu’elle va réussir à ramener le vieux Père parmi nous, j’y crois sincèrement et fermement. Elle a toutes les connaissances nécessaires, et une Foi suffisante pour aller au bout de ce projet. Un court instant, je ne peux pas m’empêcher de ressentir un brin de jalousie. Ce retour d’Ether va créer, assurément, un lien spécial entre Masha et Teutatès. Il n’est pas rare que, dans ces conditions, la prêtresse – ou le prêtre – devienne le représentant officiel de cette divinité. Je n’en pipe pas un mot pour autant. L’Unité est importante, aujourd’hui, et, surtout, j’ai déjà beaucoup demandé à la brunette. Elle doit faire ses propres choix dorénavant, indépendamment de ma propre volonté – et mes caprices.

- Tes ennemis sont nos ennemis aussi, Masha. N’oublie pas, la sermonnais-je un peu. Je ne suis pas surprise que tu retrouves des amis proches. La Terre peut paraître vaste mais ce n’est ni plus, ni moins, qu’un grand village, qu’importe qu’elle a dix millions ou dix milliards d’habitants. Nous nous retrouvons tous. Parles-moi un peu d’elle, si tu veux.

Le sang attire le sang, dit-on. La lignée de Masha est marquée par le divin – soit parce qu’un dieu, comme moi, s’est mêlé à quelques branches lointaines, soit parce que sa famille a eu affaire avec des dieux, en bien ou en mal. Dès sa naissance, elle a été condamnée à emprunter ce chemin périlleux, et à croiser la route d’autres personnes partageant cette malédiction – ou bénédiction.

- Je les considère comme mes enfants, mais je ne sais pas si c’est réciproque. Aux yeux du garçon, je suis à l’origine de tous les maux de sa famille, comme le coma de sa sœur ou la mort de sa mère, mais surtout le meurtrier de son père. Est-ce que je le suis vraiment ? Il ne comprend pas pleinement la Foi et le lien qu’elle crée entre un Dieu et un fidèle. Je ne me suis pas incarné dans ce corps par ma propre volonté. Louis Tessier était prêt à m’accueillir, ayant offert vie, existence, temps et don à ma gloire, à mon nom. J’ai essayé d’expliquer, il n’a rien entendu. Je ne sais pas où il est et ce qu’il fait depuis la Grande Révélation, dis-je, le ton las. Quant à la fille, elle ne s’est toujours pas réveillée. Je ne sais pas comment elle va appréhender ce nouveau monde. Il se peut que j’ai besoin de toi, lorsqu’elle sortira de son coma.

Les meilleurs médecins n’offrent aucune solution. Quant aux divinités celtes pouvant m’aider, je n’arrive pas à mettre la main dessus ! Soit ils sont dans l’Ether, soit ils sont très bien cachés et ne répondent pas à l’appel du Panthéon. Est-ce que nos nouveaux alliés pourraient apporter une solution à ce problème épineux mais très personnel ?  La simple idée qu’une divinité étrangère traine autour de cette fille que j’ai appris à aimer m’agace, et m’irrite.

- Les divinités sont plus résistants que les humains. Si je te dis que je n’ai pas dormi deux semaines, tu vas me dire que c’est impossible. Si je te dis que je n’ai pas dormi deux jours, tu seras plus tolérante. Alors, disons que … je suis fatigué au point d’avoir des cernes, mais pas au point d’être incohérent ou piquer du nez à tout instant.

Depuis la Grande Révélation, j’ai la sensation que de nombreuses barrières se sont effondrées entre Masha et moi. L’échange est plus honnête et franc, comme je les apprécie. Les questions fusent, aussi pertinentes que drôles – je ne compte plus le nombre de fois où je les ai entendu, et répondu, à travers les millénaires. Les regards sont plus inquisiteurs, pétillants et étranges à la fois. J’apprécie grandement ces changements, préférant largement cette relation que celle que nous entretenions avant. Enfin, et plus important, sa simple présence est revigorante. Ce lien qui se tisse naturellement entre un fidèle et une divinité est très fort avec cette brunette, et je me rends compte à chaque nouvel entretien avec cette dernière.

- Je ne crains pas la mort, Masha. J’ai été appelé pour apporter la foudre à nos ennemis, à me gorger de leur sang lors de batailles ou de guerres. Je ne suis pas naïf au point de croire que je serais toujours victorieux, ou pessimiste en étant persuadé que je serais constamment perdant. Je tomberai, autant que mes ennemis tomberont. Un beau jour, soit la Mémoire du Monde va me faire défaut, soit mes ennemis vont être plus intelligents que moi et me mettre à terre définitivement. Ce que j’essaie de t’expliquer est que, quoi qu’il arrive à une vie humaine ou divine, ce n’est la faute à personne, tentais-je de rassurer. Nous devons faire face ensemble, et du mieux que nous pouvons. Nous devons choisir nos batailles ensemble, encore, et intelligemment.

Je tique vis-à-vis de son amie.

- Quel sera le rôle de ton amie, exactement ? , m’enquis-je.

Les humains n’ont que trois rôles au sein du panthéon celte : prêtres, supports ou combattants. Les premiers président les rituels et s’entretiennent avec les divinités, les seconds s’assurent du bon fonctionnement de la tribu – forge, cuisine, écurie, construction navale, litige etc … - et les troisièmes se trainent d’un champs de bataille à un autre.

- Nous sommes le premier Novembre, commençais-je, perdu dans mes réflexions subitement. Alors, je m’arrête, je ferme mes yeux, j’inspire profondément et use de mon pouvoir. Je farfouille les environs, mettant une bonne dizaine de minutes avant de trouver ce que je cherche. Je rouvre mes paupières, sourit de toutes mes dents et pose un regard plein de défi sur la brunette. Samain, l’ancêtre d’Halloween, peut toujours être fêté. Contrairement à cette bêtise des sucres et des citrouilles, Samain ne dure pas qu’une nuit mais plusieurs jours. A une trentaine de kilomètres, une communauté la fête encore. Que dirais-tu de les rejoindre ?

Les groupuscules célébrant notre panthéon se sont multipliés sur nos vieilles terres. S’ils n’ont pas l’envergure, l’organisation ou la Foi de jadis, ils n’en restent pas moins précieux et nécessaires. Je gage que, tôt ou tard, nous allons avoir une véritable tribut, capable de concilier nos rites à ce monde nouveau – et ses nouveaux codes instaurés par les Nouveaux Dieux.

- J’ai souvenir que les Anglaises tiennent extrêmement bien l’alcool. Il y a bien longtemps que je n’ai pas mis l’une d’elle au challenge de me tenir tête.

Une divinité supporte davantage, sauf lorsqu’elle est épuisée par le manque de sommeil – du moins, selon ses normes. D’une certaine façon, peut-être, que nous sommes au même niveau à cet instant-ci. Autant lui faire profiter de ma vulnérabilité passagère pour lui octroyer une chance de s’amuser avec moi, sur un même pied d’égalité.