Il y a fort longtemps, au pays des douces coutumes, naissait un garçon à l'âme pure et cristalline, Fernando Martins de Bulhões. L'enfant, élevé au sein d'une famille noble et militaire, était le cadet. Ce qui conduisait irrémédiablement son destin vers celui des ordres de la sainte Église. Parce que ça en jetait grave sur les faireparts de Noël d'avoir un fiston bondieusard. Étudiant au monastère de la Sainte-Croix de Coïmbre, il entre dès 15 ans chez les chanoines réguliers de Saint Augustin de Saint Vincent. La lecture et l'étude des textes théologiques le font planer aussi fort qu'une bonne Marie Jeanne mais ce n'est que 10 ans plus tard qu'il prendra véritablement son envol. En effet, il ne faudra pas moins de cinq macchabés à la tête coupée pour que Fernando déploit ses ailes. Oui, vous avez bien lu. Ce sont les dépouilles des franciscains martyrs du Maroc qui furent rapportés au Portugal. Cinq religieux missionnés par Saint François d'Assise pour prêcher la parole du Seigneur aux Maures. Spoiler alert : ce fut un fiasco. A peine arrivée, la petite bande en jupette agaça le Roi de Marrakech avec tant de talent (parce qu'ils refusaient de partir), que le souverain se chargea personnellement de leur couper la tête avec sa cimeterre... Grosse ambiance. Mais non. A l'écoute du témoignage de ces cinq morts bêtes, Fernando fut transporté d'émotion en bon puceau qu'il était. Une telle dévotion pour la cause était forcément le signe d'une grande pureté de leurs âmes. C'était décidé ! Fernando demande illico son admission pour devenir un disciple de Saint François d'Assise. Il devient alors le "frère Antoine".  

Ainsi, un an plus tard, tout comme son boys band préféré, frère Antoine prit à son tour la mer en direction du Maroc. Mais ce fut, là encore, un fiasco. Non rassurez-vous, sa tête n'était pas séparée du reste de son corps mais il tomba très malade et fut donc rapatrié en Europe. Le Maroc n'était, décidément, pas une destination à la mode pour un moine. Poussé par les vents, son navire l'emmena vers les côtes de la Sicile, où il fit connaissance avec les franciscains de Messine. Pendant près d'un an, le jeune homme reste isolé du reste de la communauté du couvent de Montepaolo (en bonne drama queen), n'osant montrer son nez qu'une seule fois lors du chapitre générale de son maitre à penser, Saint François d'Assise. Une sorte de TedTalk biblique très barbue. En 1222, il fut surprit lorsque on lui demanda de prendre la parole pendant l'ordination de plusieurs franciscains à la place du frère qui devait s'en charger. Certaines mauvaises langues dirent qu'il avait fait avaler de la nourriture avariée au "frère" en question mais il n'y eut aucunes preuves pour démontrer cette théorie (quelle dommage). Lorsqu'il monta au pupitre, ses mots résonnèrent avec tant de force que même Saint François versa sa p'tite larmichette devant tant d'inspiration. Le vioque n'eut alors qu'une seule idée en tête : envoyer son poulain en tournée européenne !

Bon, une tournée européenne au XIIIe siècle, c'est pas une série d'Olympia, de Globe Theatre et autres stades géants hein. C'est moins décadent niveau bilan carbone (surtout quand on est tiré en cariole par des mulets) mais les destinations en jette un max : La France et l'Italie ! Il enseigne la théologie à Bologne, s'établit à Toulouse et à Montpellier pour convertir des cathares, fonde un monastère à Brive, devient en 1227 custode du Limousin (une sorte de Miss Bible Limousin, sans défilé maillot de bain), puis à la mort du fondateur de son ordre (tchao, bisous Francesco) il devient ministre provincial en Italie du Nord où il se dresse face aux patarins et aux albigeois (des hérétiques quoi) tout en fondant un sanctuaire dédié à la Bienheureuse Vierge des Grâces à Gemona del Friuli. Sacré palmarès. On peut même parler d'un succès fulgurant ! Si fulgurant qu'on surnommera alors le frère Antoine de "Marteau des Hérétiques" (Thor, si tu nous écoutes... Clin d'oeil). Le Pape lui-même ira jusqu'à le qualifié de "Trésor vivant de la Bible". Classe, hein ? On fait moins la maline, Taylor Swift ! Seulement voilà. Tant de travail, de combats et de voyages sans repos en 10 ans de carrière, ça laisse des traces. Je parle de grosses cernes, pas de coke, on se calme. Le pauvre Antoine nous fait une "bure-out" (aka un burn-out de moine). En plein prêche pour le Carême à Padoue, il s'effondre, épuisé. Nous sommes le 13 juin de l'an de grâce 1231. Frère Antoine n'a que 36 ans et le jeune homme vient de s'éteindre brutalement en faisant ce qu'il aimait le plus au monde : prêcher la parole du Seigneur.  On ne pouvait pas le nier. Antoine était devenu en moins de dix ans une véritable super star catho. Et l'effet que provoqua sa mort ne fit qu'amplifier le phénomène. Canonisé dès l'année suivante comme une simple formalité, voilà qu'on lui dédit une basilique sur le lieu de son trépas.

R.I.P. le Tonio.

Bon, ça c'est ce que disent les livres d'Histoire et autres fiches Wikipédiluve. Et ça s'est pas passé comme ça. Dooooonc, comme disent les rosebeefs dans la langue de Shakespeare: FUCK THAT! Bah oui ! T'as cru quoi ? Que le Seigneur allait laisser partir sa poule aux œufs d'or ? Son enfant prodige ? Son deuxième Messie ? Sa pop star ? Séparer Céline de René ? Bon ok, ça c'est vraiment arrivé... Je m'égare... Aller ! On rembobine, Micheline ! Nous retrouvons donc Tonio l'asticot, étalé comme un gigot sur sa paillasse, sur le point de passer le crucifix à gauche. Quand soudain, une lumière immense et blanche semble percer le plafond de sa modeste cellule pour l'engloutir tout entier. Son corps, son âme, ses os vibrent au contact de l'air comme si l'atmosphère de la pièce était devenu solide. Un grand bac à sable en train vibrer. Antoine essaye de ne pas fermer les yeux mais la lumière est si puissante que les larmes brouillent sa vision. Une voix profonde et grave tonne alors à ses oreilles, semblant venir de toutes les directions à la fois :

Tonio, je suis ton père !

Nan, j'déconne ! Il a pas dit ça. Plus un truc du genre :

Antoine, toi qui as recherché l'amour et la vérité dans chaque âme perdue, je te confère l'immortalité. Que ta lumière ne s'éteigne jamais. Que ta parole résonne au-delà des siècles, et que tes œuvres continuent d'inspirer ceux qui cherchent la paix et le pardon. Porte, en mon nom, la flamme de la miséricorde et de la justice. Sois à jamais, le guide de ceux qui errent dans les ténèbres.

Ouais, tout de suite c'est moins drôle. Surtout quand c'est dit en latin ! Mais voilà : Toto Di Padino a enfin reçu son oscar ! Il remercie ses producteurs, ses parents, tout ceux qui ont cru et croient encore en lui. Il est très ému ! L'auréole est lourde, c'est dingue ! Ca brille et tout ! Waouh ! Bon là par contre faut qu'on enchaine parce que y'a Kate Winslet qui va recevoir son auréole pour son interprétation de Thérèse de Lisieux. NEXT !

C'est donc...
TOC TOC TOC !

Antoine a un rictus de contrariété avant de jeter son smartphone qui lui sert de dictaphone sur son bureau. Le jeune homme septentenaire se lève avant d'ouvrir la porte à son mystérieux visiteur. A peine a-t-il débloqué le verrou, qu'une tornade en tailleur Chanel et au brushing parfait rentre en trombe dans la pièce.

Ca fait un quart d'heure que je toque, Monsieur Paolini ! Je ne vous paye pas pour attendre !

Signora Larosière, toujours un plaisir... fit Antoine avec un accent italien prononcé, en soupirant de lassitude.

Qu'est-ce que vous fichiez ? demanda la bourgeoise d'un ton sec en s'asseyant raide comme un piquet. Vous ne m'entendiez pas ? Moi par contre, je vous entendais bien ! Vous déblatériez de ces inepties... Si vous étiez mon fils, je vous aurais giflé !

Qu'est ce qu'il pouvait répondre à ça ? Qu'il travaillait sur un projet de roman ? Elle ne le payait pas pour ça. Une affaire importante ? Elle ne croirait jamais une chose pareille. Qu'il pouvait lui rendre sa gifle par politesse ? La paye était trop bonne pour qu'il se passe d'une cliente. Il préféra ne rien répondre, retournant à sa place derrière son bureau, s'asseyant en face de la femme acariâtre avec un air affable. Une petit plaque doré était posé devant lui avec l'inscription : Enzo Paolini, détective privé.

Alors ? s'impatiente la cliente en pianotant sur son sac à main comme un rapace sur sa carcasse.

Sans mot dire, Antoine tire un dossier d'un tiroir avant de le jeter entre lui et la femme. La vieille chouette s'en saisit avant de parcourir les pages d'un œil avide.

C'est une histoire vieille comme le monde, dit l'enquêteur d'un ton las. Le mari qui trouve l'herbe plus verte ailleurs en emportant la caisse...

Madame Larosière braque ses yeux sur lui en le fusillant du regard.

Taisez-vous ! N'avez vous donc pas de cœur ? siffla-t-elle. Cet argent est à moi !

Le détective ne moufte pas, restant très calme face à la furie cupide. Celle-ci marmonne des horreurs en ouvrant son sac pour fourrer le dossier dedans comme si elle cherchait à étouffer la tête de son mari avant de saisir un chéquier et d'en remplir un pour le balancer au visage d'Antoine.

Il va m'entendre, ce connard ! explose la bourgeoise. Quarante ans que je supporte ce gros bébé ! En plus de nos cinq enfants ! Le fumier !

Elle bondit comme un pantin sur ressort, faisant tinter les rangées de perles à son cou, avant de foncer vers la sortie.

Bonne journée, détective ! beugle-elle avant de claquer la porte.

De nouveau seul, Enzo se masse longuement les tempes en prenant de profondes inspirations. Son regard croise celui d'une Sainte Vierge, posé sur un meuble non loin de lui. Les mains éternellement en prière, vêtue de blanc et de bleu, la madone en faïence le contemple d'un air interrogateur, la tête penchée sur le côté comme pour l'écouter avec attention.

Ne me regarde pas comme ça, s'il te plait, supplia le saint dans un murmure.  

La statue était le seul objet qu'il était parvenue à faire traverser les âges avec lui, si bien qu'elle était presque devenue à ses yeux comme une confidente ou une amie à qui il pouvait tout dire et qui ne répondait rien. Mais il avait parfois l'impression de lire dans son regard comme si elle pensait tout haut.

Antoine de Padoue était devenu l'ombre de ce qu'il était jadis. Le temps n'avait pas de prise sur son corps et son esprit mais les vies successives qu'il avait traversé l'ont profondément changé. Il n'était plus le jeune homme bon et innocent, prêt à secourir son prochain. L'humain l'avait tant déçu. Cela lui donnait presque honte d'en être un. Tant de guerres, de morts, de souffrance, de cruauté. Parfois quelques miracles se mettaient sur sa route, lui redonnant un peu d'espoir mais le réconfort était souvent bien maigre. Le temps l'ayant rendu cynique, il contemplait son existence avec un ton acide. Au fond de lui, son innocence lui manquait.

Et ses pensées glissaient irrémédiablement vers LUI. S'il n'avait pas croisé sa route, les choses auraient sûrement été bien différentes. Enzo reprit son téléphone avant d'enclencher à nouveau l'enregistrement :

Mais toutes les belles histoires ont une fin. Notre avion de chasse catholique aurait pu dépasser le mur du son s'il n'avait pas rencontré, disons un pépin, deux siècles après son supposé trépas. Nous sommes au XVIe siècle, en pleine Renaissance Italienne. Alors que Tonio se fait passer pour un médecin auprès d'une riche famille florentine, il croise le regard qui va bouleverser sa vie. Il a chaud, il a soif, il est nerveux, bafouille, ne sait plus vraiment où se mettre. Une chose lui est tout à coup certaine : il n'a jamais ressenti ça. Pour aucune femme. Le regard est perçant, la mâchoire carré, la stature aussi solide qu'une statue antique. Son cœur bat si fort qu'il voudrait jaillir de sa poitrine pour se faire la malle. En bref, au détour d'un couloir, notre puceau découvre qu'il y a une rave party dans son pantalon en tombant nez à nez avec le banquier de la famille. Celui-ci dégage une aura incroyable, étrange. L'entrejambe aussi gonflée que sa foi, Tonio est berné par ses airs charmants. Et au détour d'une soirée trop arrosée : le mal est fait, le mâle est consommé. Si seulement ce n'était qu'une histoire de fesses... On aurait pu en rester là ! Mais c'était sans compter sur cette nuit terrible où un domestique horrifié vint le trouver chez lui pour venir en aide à la famille. Un bain de sang. Ce n'était qu'une succession de personnes égorgées, éventrées dans des expressions de terreur ou de folie. Tonio n'avait... Je n'avais rien pu faire... Et il était là. Au milieu de ce carnage, avec un sourire aux lèvres... Un démon... Astaroth. Voilà la vérité. Ce qu'il était. Mon corps tremble. Mon cœur lâche. Consumé par la rage, je l'ai tué. Du moins, son enveloppe. Je ne sais même plus comment. J'étais ailleurs. Il ne s'était même pas débattu. Son sourire sadique est toujours imprimé dans mes rétines.

Enzo repose le téléphone, une larme coulant sur sa joue. Il attrape sa veste avant de quitter le bureau. Dans un cadre, près de la Sainte Vierge, se trouve une inscription écrite à la plume et à l'encre bleue : Celui qui n’a pas connu la tentation ne peut entrer dans le royaume des cieux. Sans tentation, personne ne peut être sauvé.