Mes pouvoirs étaient inédits et uniques dans le monde du divin. J’étais la seule à être capable de contrôler l’un des aspects les plus prenants de la vie des humains modernes et ne croyez pas que j’ignorais mon importance. Pourtant, une impression qu’on usait et abusait de mes capacités depuis quelques mois commençait à me taper lentement mais sûrement sur le système… Internet fait des recherches sur x ou y, Internet change les algorithmes, Internet hacke les ordis, Internet trouve la liste de bidule Merde, merde, merde à la fin ! Je tâchais d’être docile pour complaire à Maman et un peu pour mon argent de poche, mais soyons sérieux deux minutes : si mes partiels ne m’avaient pas éloigné d’eux pendant presque trois semaines, j’aurais fini par leur exploser à la gueule. Pas littéralement, évidemment, je n’étais pas ma tante… Mais j’avais mauvais caractère, ce n’était un secret pour personne.

Un peu reposée des sollicitations, j’avais travaillé dans mon coin et passé mes partiels dans une solitude revigorante. Seul mon petit ami californien avait continué à me tourner autour, je le voyais toutefois comme une sorte d’animal de compagnie dont il fallait s’occuper un minimum mais que je pouvais ignorer au besoin. Comme un poisson rouge. Ou un hamster. Maintenant, il était temps de me remettre dans le bain, j’avais donc fait un crochet jusqu’à Istanbul durant la période des rattrapages à l’université qu’évidemment je n’avais pas besoin de passer – je trichais trop bien pour ça.

Le but principal de l’opération était de voir ma tante et de préparer mon installation à Istanbul qui approchait à grands pas. J’allais juste terminer le printemps et passer l’été aux USA – dans la mesure du possible – pour mener mes projets perso puis je viendrais passer neuf à dix mois ici. Pour la suite, je ne savais pas encore. Argent pensait qu’il ne servait à rien que je me rapproche de ma famille et si je n’étais pas vraiment d’accord avec lui, le fait est que j’étais sûrement plus à ma place  à côté de la Silicon Valley. Enfin… je verrai bien comment je m’adapte à Istanbul et comment les choses évolueront pour notre panthéon.

À ce propos, je cherchais Belzébuth pour faire un point sur les plans de l’alliance. Lucifer étant à Paris, il était plus simple de voir ça avec le démon. Si je pouvais m’éviter trop de voyages en avion, j’aimais autant. Je détestais la promiscuité des transports en commun ! « Ah ! Celui que je cherchais ! » Dis-je avec un sourire hypocrite en m’approchant. Je n’avais aucun mérite de l’avoir trouvé, je m’étais renseignée en amont et rien n’était plus simple que de pirater les quelques systèmes de surveillance de la ville pour chercher quelqu’un dont je connaissais le visage. Je n’avais même pas besoin de mes pouvoirs pour ça, pas beaucoup en tout cas. Le piratage faisait parti des choses que j’avais réellement apprises et pas seulement temporairement ingéré avec Architect. « Bonjour, bonjour ! » Je m’assieds en face de lui et commande un café – quelle surprise hein ? - « Tu te souviens de moi ? » On s’était vu récemment mais une seule fois, et mon véhicule avait un côté passe-partout de typique blonde américaine comme on en voyait des centaines à la télévision. Cette petite était parfaite – si tant est qu’un corps qui mange et respire puisse l’être ! - car il me permettait de me fondre facilement dans la masse tout en étant agréable à habiller. La seule chose que j’aimais plus que le café dans ce monde, c’était la mode.

Pour ne pas me laisser distraire, j’avais posé mon téléphone face contre la table et croisai sagement les mains. « Alexander est un peu loin d’ici et avant que je reparte chez moi, je voulais faire un point sur les recherches en cours » Autant entrer directement dans le vif du sujet même si je n’utilisais pas le vrai nom de Lucifer à dessein. Nous étions dans un lieu public après tout.

Encore heureux que les démons ne puissent pas savoir où je me trouve ! Bon, celui-ci ne tarderait pas à être un peu plus au courant de mes déplacements dans la mesure où j’allais faire d’Istanbul mon terrain de jeu pour au minimum quelques mois… mais je ne tenais pas à ce que cela devinsse une habitude. « Je ne suis jamais bien loin de là où est ma famille » Ma mère et ma tante. Même si j’appréciais d’une certaine manière certains autres membres de notre panthéon – Argent qui me filait mon argent de poche, entre autre – elles étaient les seuls à pouvoir me faire agir autrement que dans mon intérêt personnel. Car vous vous doutez bien que je ne quittais pas la proximité de la Silicon Valley par goût pour la Turquie… J’étais bien plus à mon aise sur le nouveau continent, si ce n’est qu’il lui manquait la présence de Science ou de Technologie pour que je m’y sente chez moi.

Belzébuth eut à peine le temps de me demander ce que je voulais savoir que nous fûmes interrompus grossièrement. Je me calais contre le dossier de mon siège, dardant d’un regard peu amène les adolescents qui me sourient, certains timidement, d’autres de manière plus provocantes. Charisma était plutôt jolie pour qui aime le genre petite blonde comme on en trouve des centaines en Californie, j’étais par conséquent habituée à être accostée de temps en temps. Ma parade avait été de me trouver un petit copain que je baladais un peu partout pour éloigner les gêneurs. Je ne savais pas encore comment je ferais une fois ici – j’avais encore quelques mois pour y réfléchir.

Si je jugeais inutile de répondre alors que le monothéiste s’en chargeait, je ne pus m’empêcher de me dire qu’il ferait beau voir qu’il me punisse. La seule à avoir le droit de m’imposer quelque chose était Technologie, et en dépit de mon apparence j’étais assez adulte pour que ma mère n’ait plus besoin d’user de cet ascendant sur moi. On ne dirait pas, mais je suis une fille obéissante !

Lorsqu’ils se furent éloignés, je croise les doigts, coudes sur la table, me ré-avançant vers mon interlocuteur. « Heureusement que je n’ai pas de père qui puisse prendre ombrage de cette méprise » J’ignorais ce que Belzébuth savait de notre fonctionnement au sein du panthéon des Nouveaux Dieux. Pour un regard extérieur, on pouvait peut-être croire que j’étais la fille d’Argent, parce qu’il me gâtait plus que son propre enfant, et avait aussi probablement plus confiance en moi qu’en beaucoup de membres de notre panthéon. Néanmoins, nous naissions d’idées, de concept, eux-mêmes créés par d’autres… aussi, puisque internet était une invention née de la technologie, j’étais l’enfant de ce principe, et uniquement le sien. Encore que, tout bien pesé, aucun progrès technologique ne se fasse sans financement mais ce serait poussé le bouchon un peu loin. Donc, je n’avais pas de père. Et cela ne me manquait pas, Mère m’avait apprise à elle seule tout ce qu’une jeune déesse avait besoin de savoir !

« Ton corps est assez vieux pour avoir une fille de mon âge ? » interrogeais-je au terme de mon examen. Il faut savoir à mon sujet que mon plus gros défaut – si on excepte mon caractère particulier – était mon manque de concentration. Je papillonne d’un sujet à l’autre comme on clique sur divers liens sur des pages wikipédia. Vous vouliez connaître la date de naissance d’Einstein, vous vous mettez à lire le principe du nucléaire puis les conséquences d’Hiroshima pour finir sur le développement du Japon après guerre.

Bref, j’étais en train de me disperser. À ma décharge, je n’avais pas demandé à ce que nous soyons interrompus. Cherchant à retrouver mon idée de départ, je me redresse et boit le café qu’on m’a servi. Il n’est pas formidable mais pas si mauvais non plus. Il faudrait que j’en prenne à emporter, pour après.

Concentration Internet, concentration ! « Qu’est-ce que je disais déjà ? Ah oui, les nouvelles. Donc… j’ai commencé à chercher des informations sur la prêtresse, Masha. J’ai trouvé pas mal d’éléments sur sa famille, en revanche je doute que cela nous serve beaucoup pour la localiser » Nouvelle gorgée de café, j’allais bientôt en atteindre le fond, j’allais devoir en commander un deuxième. En même temps, ce n’était que mon sixième de la journée et les tasses qu’on me servait étaient ridiculement petites. « Je ne sais pas si vous l’avez remarqué mais j’ai aussi lancé le badbuzz sur l’histoire du labyrinthe, bon… franchement, j’ai pas eu besoin de beaucoup pousser. La plupart des gens étaient déjà furax sans mon intervention » Je réfléchis à ce que j’avais fait d’autre, c’est qu’avec les partiels de Charisma j’avais été pas mal occupée. « Et avec Média nous avons diminué l’audience de tous les dieux païens qui se sont révélés jusqu’ici, ainsi qu’on nous l’avait demandé. Encore une fois, il y a eu peu de boulot, on ne peut pas dire qu’ils soient très bons en communication tous ces gens... » Il me semble que je n’ai rien oublié. « Je crois que j’ai fait le tour. Je vais être en vacances bientôt donc si ton groupe a besoin d’un service, ce sera le moment d’en profiter » Pour les petites choses, ils pouvaient s’adresser directement à moi. Pour les services de grosse envergure, en revanche, il fallait l’aval d’Argent, mais j’étais certaine que Belzébuth le savait déjà.

« Ce ne devrait pas être trop difficile, je sais mieux faire semblant que ma tante » Pourtant, paradoxalement, j’éprouvais des sentiments bien moins positifs que les siens envers l’humanité. Science croyait à leur potentiel tandis que moi je les trouvais ennuyeux et pervertis. Ce dernier point pouvait être occasionnellement amusant mais pas au point de me faire oublier combien des corps humains étaient dégoûtants. En bonne déesse de la virtualité connectée, je préférais mes fidèles en lignes de code, écrits et pixels m’étant bien plus agréable que n’importe quel contact réel. Mais bon… il paraît qu’avoir un corps c’est essentiel, alors j’ai appris à cacher mon dégoût. Lorsque je jouais Charisma, j’étais même assez agréable. Personne n’avait besoin de savoir que c’était de la comédie… même si, concernant nos alliés, je pouvais me permettre d’affleurer la réalité de ma personnalité.

Interrompus par des mortels dont l’âge environne celui de Carry, je les suis du regard sans m’offusquer de leurs gestes. Je leur envoie même un baiser adjoint à un sourire des plus ironiques pour leur montrer qu’ils m’indiffèrent. « Ahlala… s’ils savaient que je peux les détruire en quelques lignes de code... » mon ton est presque nostalgique. Il n’y a pas si longtemps, je détruisais des réputations juste pour m’amuser, mais depuis que j’avais – encore – changé de corps, je me montrais plus discrète et précautionneuse. Après tout, le monde n’était plus aussi sûr pour les divinités et je ne possédais pas un sens du sacrifice très développé.

« Pas si vieux alors » conclus-je au sujet de l’âge du véhicule du démon, même si à mes yeux il paraissait être grabataire – il faut dire qu’à côté du mien, sortant à peine de l’adolescence, la plupart des corps divins semblaient proches de la maison de retraite. « Bof, tu aurais pu les ignorer. Beaucoup d’hommes le font, ça n’aurait même pas paru suspect » Si j’en croyais mes réseaux en tout cas car du côté des camarades de Carry, on avait beaucoup de pères de famille plutôt investis à leur échelle – mais elle venait d’un milieu assez privilégié pour que les adultes aient le temps de se préoccuper de leur progéniture. Notez que M. Campbell était du genre papa gâteux et que ça ne m’arrangeait pas toujours, surtout lorsque je devais justifier mes voyages. C’était aussi pour cette raison que je devais impérativement partir de Californie, jouer Carry serait plus simple loin de son noyau familial (et plus près du mien) !

En revenant à nos moutons, je fouille dans mon téléphone pour retrouver le résultat de mes recherches. Je n’avais pas été très loin car, en réalité, tout ce qui pouvait se trouver sur mes réseaux n’avait aucun intérêt pour la capturer dans l’instant T. Mais bon… j’étais obéissante, alors je m’étais exécutée. « Elle vient d’une vieille famille aristocratique anglaise dans laquelle court des rumeurs non avérées de malédiction sur les membres mâles. Mais c’est peut-être juste un moyen pour eux de se rassurer, ça s’est déjà vu. Elle est plutôt riche, car dernière héritière directe : on peut supposer que cet apport sonnant et trébuchant est utile aux celtes. Son père est mort donc, sa mère aussi, et même avant ça, elle n’était pas impliquée dans les affaires familiales, en tout cas je n’ai trouvé aucune trace de sa participation sur le web. Elle bossait dans une librairie jusqu’à ce qu’elle plaque tout pour suivre les celtes, sûrement à cause de Taranis puisque son véhicule semble lié à la demoiselle… et c’est à peu près tout. Visiblement, elle préfère le papier, ce n’est pas une bonne cliente pour mes recherches » il était toujours possible, à partir de toutes ces informations, de faire des suppositions mais je préférais les faits du genre acte de naissance, contrat de travail, etc. Quand je bossais, je ne faisais pas dans la désinformation – sauf si c’était justement ça le job.

Belzébuth commande un deuxième café lorsque je relève le nez de mes notes. Bon garçon. J’aime les hommes qui respectent mon addiction à la caféine – ce qui était le cas de la plupart des dieux de ma connaissance, il faut dire que c’était peu cher payé mes talents. Quelque part, on pouvait dire que j’étais versatile mais jamais difficile à contenter. « Oui sûrement » j’aurais pu tirer la couverture à moi car j’étais une pro’ de la communication aussi, je ne le fis pas car cela n’avait aucun intérêt d’expliquer à un étranger qu’Internet et Média étaient les deux faces d’une même pièce au XXIe siècle. Du moment qu’Argent le savait… ça suffisait.

« Merci » dis-je à l’arrivée de la tasse, les yeux brillants à la vision de mon or noir. Si je n’étais pas une déesse, j’aurais sûrement de la tension, mais grâce à mon corps optimisé pour supporter presque n’importe quoi – l’immortalité, tout ça – je pouvais en boire des litres sans être malade, trouvant dans cette boisson chaude le seul réconfort au boulet constant qu’était un corps. En prenant une nouvelle gorgée, je soupire d’aise. Tout va toujours mieux avec du café. Même si cela me donne peut-être l’air très jeune d’être si satisfaite à peu de frais. Je ne le prends pas mal : pour une déesse, je suis vraiment très jeune.

« Hum… je n’y ai pas vraiment réfléchi. Istanbul n’a d’intérêt que par la présence de ma famille… Argent pense que je me fourvoie en venant ici, que j’aurais dû me rapprocher de lui plutôt, et il avait de bons arguments » admis-je car je n’étais pas insensible à la promesse de plus de moyens et de puissance sous la coupe de mon boss. Toutefois, j’étais loyale à ma mère, qui avait pris le temps de m’éduquer lors de mes premiers pas dans le monde – difficiles, aussi avais-je résisté aux sirènes de la fortune. « Au fond, l’endroit où je me trouve n’a pas d’importance, je n’aime pas le monde réel de toute façon, alors ici ou ailleurs, c’est du pareil au même »