J’ai mal. La peau est cramoisie, brulée et sanguinolente à bien des endroits. Les organes se tordent, sécrétant du sang du nez, de la bouche et j’en passe. La colonne vertébrale ressemble à une tour jenga tremblotante. L’avant-bras gauche est gonflé, ayant triplé de volume : je me suis surement fracassé un os. Les fièvres viennent et partent aléatoirement, selon les anti-douleurs prodigués par mon prêtre. L’homme est un guerrier, non un soigneur. Ses talents sont limités.

Sans soin magique, j’en ai pour une dizaine de jours. Il le devine aussi. Au loin, entre deux crises, j’entends des noms. Meduna. Masha. Hestia. Teutatès. Je ne sais pas trop si je rêve, s’il me parle de messages ou d’appels, ou si ces personnes m’ont visité. La vérité est que je me perds dans des souvenirs oubliés. Le mur devient un champ, un château ou un bateau. Le visage du prêtre se mêle à d’autres. Accumuler des millénaires d’existence n’est pas bon, pas même pour une divinité.

Là, au milieu d’une énième crise qui me fait trembler de la tête au pied, je vois une nouvelle figure. Elle change des précédentes. Cet avatar vit toujours, m’amuse encore, m’agace de temps en temps. Est-ce bien elle ? Est-ce encore un jeu de l’esprit ? A peine ai-je pensé à cette possibilité, que ses traits se confondent avec une blondinette. Je blanchis, je rougis, je bredouille, je m’agite, je lui prends les mains.

- Ca fait tellement longtemps. Trop longtemps. Ils t’ont tous oubliés. Les humains. Sauf moi. Mais je ne suffis pas. Je n’ai pas pu.

Je lâche tout. Je veux me relever mais je retombe.

- Il fallait plus. Beaucoup plus. Et puis, c’était trop tard. Bien trop tard.

Mes épaules s’affaissent, ma tête se repose sur le coussin et je m’endors. Le rêve est agité, le cauchemar m’arrache des grognements. Je suis bien plus épuisé au réveil qu’avant le repos soudain. Par contre, je suis bien plus conscient de mon environnement. Et je la revois, encore, elle. La petite Masha. La belle Masha. La jolie Anglaise. La prêtresse loyale. La déicide repentie.

- Toi. Toi, tu étais vraie.

Regret et joie se mêlent. Je revoie toutes ces figures chéries et respectées qui ne sont plus. Le poids des millénaires est dur à porter. J’apprécie davantage le tapage d’une bataille, que le silence mort d’une pièce de malade. Le premier n’offre nul répit à l’introspection. Le second oblige à douter, à remettre en question, à craindre.

- Tu vas bien. Je suis content.

Je n’ai pas à savoir qui l’a informé de mon emplacement. Le prêtre a du se charger de répondre à mes appels.

- Merci d’être venue.  

Je suis las et épuisé. Je n’ai pas la force à taquiner ou à gueuler.

Ai-je déjà été blessé à ce point du vivant de Masha Lancaster ? La réponse s’impose : les Tuileries. La tempête du Dieu Père m’a couté cher en sang et en os. Heureusement, Meduna a été présente et m’a soigné assez rapidement. Cependant, l’anglaise n’a pas été témoin tant de ma faiblesse que de mon rétablissement.

Aussi loin que mes souvenirs remontent, elle m’a toujours vu fringuant, assuré, confiant et, surtout, solide. Il est véritablement étrange d’être soudainement aussi vulnérable qu’un chiot sous le regard d’une prêtresse et, surtout, agréable d’être choyé par ladite dame. Un sourire conquérant, un sourire heureux s’étire sur mes lèvres.

Pourtant, le sourire ne perdure pas. Je suis une divinité guerrière, qui apprécie les tonnerres d’un champ de bataille. Je suis aussi un divin qui apprécie les courbes délicieuses d’une femme. Autant dire, je ne suis pas particulièrement ravi, ou à l’aise, d’être dans un lit de malade avec une infirmière aux traits inquiets.

- Je suis une divinité guerrière, Masha. Si je suis dans un meilleur état que toi en plein conflit, j’ai à me poser de sérieuses questions.

J’essaie de normaliser cet état, de la préparer à l’inévitable. Je le sens, dans mes tripes, que ma fin approche – ou qu’un chapitre va se clore pour un nouveau. Les catastrophes pleuvent, les blessures sont de plus en plus fréquentes et, surtout, le doute empoisonne autant mon esprit que mon jugement. Quelque chose se trame dans l’air. Si le destin décide de relancer ses dés, j’ai peu de chance de tirer mon épingle du jeu au vu de ma malchance assez légendaire.

- Il suffit de remplacer « en forme » par « dans la santé » et « sale état » par « dans la maladie » et nous avons un vœu de mariage. Ma réponse est …

Je traine volontairement ladite réponse, tant pour m’offrir un effet aussi dramatique que ridicule, que pour me plonger dans le regard de la brunette. Là, je suis frappé par une lueur au fond ses pupilles. Si je ne l’ai jamais vu en Masha, je l’ai déjà vu chez d’autres dames. Certaines la nomment intérêts d’autres passions. La flamme n’est pas grande ou rougeoyante : elle est timide, hésitante, encore effrayée.

Masha a changé.

- … un secret.

Je me suis ravisé à lui donner une réponse. J’ai appris que la prudence est de mise avec une femme qui change. Il faut redécouvrir la demoiselle, comprendre ses nouveaux besoins et, surtout, explorer les limites plus étroites ou, au contraire, plus larges. Comme pour m’excuser de ce trait d’humour douteux, que j’ai clôturé d’une vaseuse réponse, je me saisis de sa main.

- Tu as des questions sur le labyrinthe, ou encore sur les monothéistes que nous avons rencontré. Pose tes questions. Crevons l’abcès. Nous avons toujours été honnête et franc l’un envers l’autre, enfin autant que nous pouvions nous permettre. Je ne vais pas commencer à te faire des cachotteries aujourd’hui.

Elle, déicide. Moi, divin.
Voilà nos seuls mensonges de cette époque-ci.
Aujourd’hui, il n’y a plus de raisons à se faire des cachotteries.

Sans surprise, Masha s’interroge sur mon lien particulier avec Lilith et sa fille, Romilly. Si nous avons été dans un rom-com ou un film vulgaire américain, les spectateurs seraient aussi hilares qu’affligés vis-à-vis de mon personnage, l’homme qui a assouvi cette étrange obsession de se glisser dans le lit de la mère et de la fille. En tant que vieille divinité, j’ai appris à ne plus être autant regardant vis-à-vis desdits liens. Les enveloppes brisent tout lien de sang – de facto – et les naissances de nouveaux dieux sont dues surtout à la Foi de l’Homme et non à l’accouplement entre deux divins. Quant à mes conquêtes humaines, si je séduis la fille, je me contente assez bien et j’ai déjà papillonné vers d’autres cieux. A mon retour, les deux ne sont plus que chair pourrie et os rongés sous terre. C’est affreux, mais c’est la vérité crue de mon existence.

Je ne brise ni le contact de nos regards, ni celui de nos mains. Je ne réfléchis pas : je ne compte pas lui mentir ou fuir. Je ne cherche pas le courage : je sais déjà ce que je vais dire. Je résiste à l’envie irrépressible d’hurler davantage ou d’insulter cette démone. Ce silence prolongé n’est qu’un moyen d’étouffer cette colère tantôt froide, tantôt brûlante, qui m’agite dès que je pense à Lilith. Là où ma rancune est encore profonde, la brune ne garde nul remord, nulle peine. Elle est la description d’une peste en tout point. Comment ai-je pu croire à ses sourires, ses paroles ou à ses regards ? Comment ai-je pu être aussi stupide, au point que je perds de vue le jeu, que je me laisse piéger par le cœur et l’esprit ?

- Lorsque je me suis réincarné dans ce corps, ton cousin était déjà marié. J’étais bien parti pour obtenir un divorce, afin que personne ne soit en danger et, surtout, que personne ne souffre. Je ne suis pas un homme fidèle, Masha, ou du moins je ne le suis pas facilement. Romilly a été une aventure, mais rien de plus qu’un plaisir fugace et sans importance.

Je devine qu’elle va être gênée, alors je relâche légèrement la pression de ma main. Elle est libre de la lâcher, ou d’y rester lové.

- A quelques occasions, il m’est arrivé d’être fidèle à une femme. Après la défaite des celtes face aux greco-romains et, surtout, la dislocation de notre panthéon, j’ai été … désorienté, confus, perdu. J’ai bien gardé contact avec certaines divinités, comme Meduna, mais j’ai également beaucoup vagabondé en solitaire d’une campagne à l’autre, d’une ville à l’autre.

Plus je parle, plus mes sens sont chatouillés par cette vieille France campagnarde. L’air était tantôt pur, tantôt saturé par les terreaux fertiles et odorants du bétail, tantôt souillé par le sang. Les villes étaient rares et éloignées, les relais étaient nombreux, les mystères oppressants et omniprésents. Les saisons étaient mieux marquées, les esprits bien arrêtés sur bien des sujets. Certains aspects me manquent subitement, là où d’autres me répugnent encore aujourd’hui.

- Le christianisme n’était qu’à ses débuts, petite flammèche à peine menaçante pour les greco-romains des plus puissants et sûrs de leurs forces et influences. Les récits étaient rares, les anges et les démons tenaient du mythe que de la réalité. Je l’ai croisé à cette période-ci, Lilith. Nous nous sommes croisés par hasard, deux divinités déçues, deux divinités solitaires, deux divinités esseulées. Nous ne nous sommes pas donnés nos identités respectives, au départ. Nous nous sommes entendus, implicitement, à un jeu. Celui de vivre ensemble. Sauf que … Sauf que je me suis pris à ce jeu. Assez pour que les jours deviennent des mois, qu’un ventre s’arrondit.

Un rire amer s’échappe d’entre mes lèvres.

- Tu dois déjà t’imaginer la belle ou horrible fin, n’est-ce pas ? Lilith a donné naissance à l’enfant, et quelque chose de grave est arrivée. Vois-tu, Masha, c’est là que l’histoire devient intéressante, c’est là où tu vas constater que j’ai été bien naïf, et qu’elle a été une vraie …  

Je ravale l’insulte qui est sur le point d’éclater. Mes joues redeviennent rouges. De colère. De fièvre.

- Elle n’était pas vraiment enceinte, mais elle me l’a fait croire. Son ventre ne s’arrondissait pas pour donner la vie, mais pour engendrer un démon. Et avant que tu me dises que c’est, peut-être, le mien, je peux t’assurer que non. J’ai assez arpenté cette terre, croisé assez de déesses et entendu assez de récits pour te dire que non. Cette chose n’est pas un enfant et, encore moins, mon enfant. La trahison, voilà tout ce que j’ai ressenti. Là où j’ai sincèrement espéré une vie, elle s’est foutue de ma gueule.

Malheureusement, l’histoire ne s’arrête pas là.

- Depuis, si l’occasion se présente, elle me nargue.

Histoire fantastique, certes, mais histoire banale d’un type qui a encore du mal à gober la folie et la trahison d’une ex.

Ma réincarnation dans le corps de Louis Tessier peut étonner plus d’un.

L’homme avait toutes les qualités du bon père de famille ou encore de l’époux modèle, soit deux rôles que je fuis comme la peste, que je n’arrive jamais à assumer. Mais, tout n’était qu’apparence. Gamin bercé sur de vieux récits guerriers qui se transmet d’une génération à l’autre, d’un Tessier à l’autre, il a bien vite décidé d’offrir sa foi à mon panthéon – et surtout à moi – au lieu de l’Unique, ses anges et ses démons. Cette croyance a forgé un homme d’action et de compétition : il se plait dans la victoire, il s’exalte dans la défaite. Cependant, là ou je suis feu et flamme, prêt à faire tomber bien obstacles, il a été une force calme et froide, usant davantage de son esprit et de ruses complexes pour arriver à ses fins.

La ressemblance ne s’arrête pas là. La réalité est tout autre vis-à-vis de ladite fidélité. Véritable prince charmant – beau sourire, chevelure dorée, charisme non négligeable –, il a déjà eu ses aventures extra-conjugales. Mais il aimait sa femme et ses enfants, qu’il voulait les garder. L’homme a voulu le beurre – la stabilité d’une famille – et l’argent du beurre – la passion éphémère de quelques corps voluptueux – dans le plus grand secret – et il a tenté d’assouvir ces deux envies. Evidemment, je n’en touche pas un mot à quiconque. Le mec a fait un bon boulot, et j’ai déjà flingué bien des choses. Je ne peux pas lui prendre davantage.

- J’ai maintenu mon calme autant que possible, Masha. Je savais que nous étions piégés, que de gros dangers nous guettaient, que j'avais à préserver mes forces jusqu’à la sortie. Mais … ma patience a des limites. Le combat, l’adrénaline … je ne peux pas encaisser autant. Je ne suis pas aussi sage que Teutatès, ou calme qu’Esus.

Je gronde, je préviens. Je tonne, je m’annonce. Je tombe, je frappe. Je suis capricieux : tantôt ciel éclairé, tantôt ciel noir. Mes états sont aussi nombreux et aussi éclatants que les variations de ce vaste ciel.

- Jamais, o grand jamais, je ne ferais une alliance avec Lilith, même de circonstances. Quant aux monothéistes … ils ont encore à payer pour ma fille, pour l’épouse. Ce n’est qu’après, je peux envisager d’être en paix avec eux.

La messe est dite. Je ne reviendrai pas sur cette parole donnée.

- Merci, Masha.  

Je la remercie tant pour ses paroles que pour cette compresse froide sur mon crane. Mon corps alterne les frissons glacées, sueurs abondantes et courbatures, douleurs brulantes. Les os se resoudent, les muscles se reconstruisent, le sang circule furieusement avec tous les nutriments. Les prochains jours vont être terrible. Je ferme les yeux et fais appel à toute ma volonté pour ne pas exiger – ou chercher fébrilement – une grosse couverture. Je n’ai pas froid : la fièvre m’en donne juste l’illusion.

Je rouvre mes paupières lorsqu’elle reprend la parole. Plus elle parle, plus ma confusion est grande. Aussitôt, les dernières semaines me reviennent en mémoire. Sa petite rougeur à la taquinerie banale de Teutatès, ses regards tantôt fuyants, tantôt hésitants et, surtout, son attitude dans le labyrinthe – attitude que j’ai déjà vu à bien des reprises au fil des millénaires. La jalousie n’existe pas sans l’amour, ou le désir. A ce dernier doute, j’ai bien vite ma réponse avec cette simple phrase : je suis un divin, elle est humaine, elle a déjà réfléchi, elle cherche encore ses réponses.

- Tu changeais sous mes yeux, et j’ai été aveugle. Quel idiot …

Je sais que l’effort va me couter, que cette impulsion va entraîner des conséquences, que le regret et l’euphorie vont se tenir main dans la main. Fort malheureusement, je suis tout sauf une divinité censée quand il est question de belle jeune femme et, surtout, d’une anglaise qui me tourne en bourrique depuis une décennie. Je l’attire vers moi, je pose ma main sur sa joue, je plonge mon regard dans le sien et j’approche mon visage du sien. Je ne brise pas ces quelques centimètres : je lui laisse un dernier choix.

- Finis ta phrase. Comme tu la sens.  

Par une parole.
Par un baiser.
Par un rejet.