Last Friday Night || Charisma

« Pourquoi moi... » avais-je geint au téléphone alors qu’Argent me donnait des directives que je n’avais ni l’envie, ni la motivation de suivre. Bien que tout à fait consciente de l’intérêt que nous avions - à terme - à collaborer avec Les Fossiles, j’avais plutôt envisager cette alliance comme quelque chose qui pouvait se faire à distance, sans les voir, sans leur parler. Sauf peut-être avec l’espèce de truc qui traînait autour de ma tante. Éventuellement. Vraiment si ça faisait plaisir à Science quoi. Et voilà qu’on m’ordonnait d’aller mener une enquête avec je ne sais qui pour trouver je ne sais quoi.

Évidemment, je n’obtins pas de réponse à ma question, somme toute rhétorique. Vu que ce n’était pas moi qui me déplaçais vers la montagne mais la montagne qui venait à moi, il y avait fort à parier que toute cette partie de chasse se déroule dans ma zone géographique. Comme si j’étais taillée pour attraper des créatures… ils allaient niquer ma manucure avec leurs plans foireux !

Argent m’avait donné l’hôtel et le numéro de la chambre. Au dernier étage… si c’était pas complètement mégalo, je ne savais pas ce que c’était ! Sans me présenter à l’accueil, lunettes de soleil sur le nez – nous sommes en Californie Baby – et les yeux rivés sur mon téléphone, j’entrais dans l’ascenseur. Une fois au dernier étage, j’approchais de la commande de la porte, glissais ma main sur elle et la porte de déverrouilla automatiquement. Tout était connecté, soit disant pour plus de sécurité… qu’ils étaient bêtes ces humains, franchement. J’ai passé la porte, sachant que j’étais attendue. Il se présenta. J’eus une furieuse envie de lui répondre sans rire, et moi je suis la reine d’Angleterre même si je n’en pensais pas un mot, juste pour m’amuser... mais étant une déesse obéissante, je m’abstins. Est-ce que ce n’était pas ridicule de se présenter sous son nom divin, surtout quand celui-ci était Lucifer ? Si... galvaudé. Combien vous pariez qu’il porte aussi des capes et pratique des messes noires à ses heures perdues ? Beurk. Quel cliché. Ce n’était plus du tout tendance.

De mon côté, j’étais l’image vivante de tout ce que le genre humain peut créer de superficiel. Top noir trop échancré, mini jupe blanche, sandalettes plates à lanières argentées, sac de marque… mes cheveux étaient lâchés, comme souvent, et j’avais pris la peine d’ôter mes lunettes maintenant que j’étais arrivée. Le soleil était le pire ennemi de ce corps : il ne bronzait pas, il cramait. Vraiment pas esthétique. Cette carnation exceptée, je correspondais aux standards de la partie chic de Los Angeles. De puis plus d’un an que j’étais arrivée dans ce corps, j’avais eu le temps de m’y adapter.

« Charisma. Ou Internet » Qu’il choisisse donc la manière de m’appeler, en ce qui me concernait les deux m’iraient. Sans attendre d’autorisation, je sortis un ordinateur de mon sac, le posait sur la première table disponible puis je l’ouvris pour le connecter au wifi. « Il paraît qu’on cherche une créature. Vous avez une idée d’où commencer notre enquête ? Je peux consulter n’importe quel caméra de surveillance ou rapport de police, mais il me faut un point de départ » Argent ne lui en avait pas donné, en même temps, c’étaient les monothéistes qui étaient visés par les attaques.

Je commençais à tapoter sur le clavier. J’aurais pu directement entrer dans le réseau mais quand j’utilisais ce pouvoir, je me coupais de mon corps physique : pas évident pour poursuivre une conversation. S’il avait des indices, ça irait plus vite, au cas où il n’en aurait pas, j’avais déjà lancé une recherche en piratant les serveurs de la police pour consulter les attaques récentes d’humains, ce qu’elles pouvaient avoir d’inhabituelles, celles qui sortaient de l’ordinaire ou qui visaient spécifiquement des personnes très religieuses. « Ah ! Des corps déchiquetés. Peut-être notre créature » commentais-je tout haut. J’avais oublié de me prendre un café à emporter… cette pensée me traversa sans que je quitte des yeux mon écran. Bon. Mon latte attendrait, il devait bien y avoir un room-service dans cet hôtel de toute façon.

« Quel bonheur d’être fille unique » commentais-je plus histoire de montrer que je l’écoutais que par réel intérêt pour ce qu’il était en train de me raconter. Je m’intéressais beaucoup plus au pourquoi moi qu’au pourquoi lui : chacun sa merde, même chez les divins. Ma remarque sur le bonheur d’être fille unique était toutefois authentiquement véridique. Mon véhicule aussi n’avait ni frère, ni sœur, et je pense que j’aurais très mal vécu le contraire. Non que les parents de Charisma débordent d’un amour parental inouï, mais avoir quelqu’un dans les pattes… très peu pour moi. Surtout si c’est un mioche. Parce que techniquement, j’ai mon copain qui rôde quotidiennement dans mes parages… toutefois, il a son utilité : il évite la prolifération de moucherons.

« Une créature de plus ou de moins, pour des japonais, ça fait pas grande différence » Ils en ont tout un folklore, un peu comme ils ont un paquet de divinités. Presque une pour chaque chose. J’avais cherché une fois, histoire de m’amuser, si l’esprit des éponges existait. La réponse est non, si jamais ça intéresse quelqu’un de le savoir, en revanche il y a un dieu des furoncles et un du riz. Qu’un japonais vienne pas se foutre de ma nature divine parce que je contrôle internet ! Ils ont un dieu qui s’occupe exclusivement des pustules hein !

Bref. Concentre-toi Internet, concentre-toi. Rappelle-toi ce que dit toujours maman : le virtuel c’est bien mais il doit rester ancré dans le réel. « Si la réponse est sur Internet, d’une manière ou d’une autre, je la possède. Là, en l’occurrence, j’avais déjà l’info : le Japon est très tendance chez les geeks » Et tous les geeks étaient, en quelque sorte, mes fidèles. Coupez-leur le réseau et vous verrez, ils me prieront très très fort de les aider, de leur rendre leur chère et tendre connexion… Répugnant, certes, mais réel.

« Bon, on cherche donc une espèce d’ogre… » J’approchais une chaise, m’assois et tourne la tête vers le diable blond : « Je vais entrer directement dans le réseau, mon corps va rester là en attendant, je reviens ! ». Je croise les bras sur le clavier de l’ordinateur, cale ma tête, et presque sans y penser, je m’évade à l’intérieur du réseau. Même si c’est à peine plus rapide qu’une recherche classique, je me sens toujours mieux dans le monde immatériel que dans mon corps encombrant. Et puis, tant que je suis là, je n’ai pas besoin de faire la conversation.

Puisque j’avais déjà entamé les recherches, je n’eus plus qu’à éplucher les documents liés à ceux déjà consultés, remontant les pistes rapidement, passant d’un dossier à un autre, la liste de 1 et de 0 formant un langage qui était la seule langue que je reconnaisse comme mienne. À regret, lorsque j’eus obtenu ce que je désirais, je retournais dans mon enveloppe. Je consultais aussitôt l’horloge de l’ordinateur : l’aller-retour ne m’avait pris que cinq minutes. Mère serait très fière de moi ! Je n’avais pas traîné pour le plaisir d’être à l’intérieur du réseau ! « J’ai trouvé » annonçais-je sobrement, faisant apparaître une carte de LA sur l’ordinateur : « Il est dans la vallée de San Fernando, il a été repéré dans un motel sur le boulevard Ventura. Il nous faudra une bonne demi-heure en voiture pour y aller ». Puisque je supposais qu’ils ne devaient pas juste le trouver mais aussi l’attraper. J’en baillais d’avance… Autre question qui me traversa l’esprit, sans que je la pose : avait-il une voiture ou allais-je devoir faire le taxi ?

Qui pompait l’autre, quand on savait qu’historiquement c’était le judaïsme et tous ses petits frères qui s’étaient imposés par la force là où on ne les avait pas invités, était une meilleure question. Si je ne la posais pas, c’était parce qu’elle sonnait beaucoup plus sexuelle que ce qu’elle sous-entendait. Il ne fallait pas y voir une quelconque pudibonderie je m’appelle pas Hestia, je m’abstenais par un pur manque d’envie d’alimenter une conversation qui ne m’intéressait pas vraiment. Les autres panthéons étaient des ennemis à écraser, cette donnée était bien enregistrée et très claire, mais je n’éprouvais pas une haine assez personnelle à leur encontre pour qu’elle surpasse celle que j’avais – bien réelle celle-ci – des relations sociales.

À sa surprise – et, disons-le, une certaine condescendance – je haussai un sourcil perplexe : « Je suis la déesse d’Internet, les geeks c’est 50 % de mon fond de commerce ». J’étais à deux doigts de lui demander s’il était stupide ou s’il le faisait exprès mais me retins parce que… et bien parce que Argent. Je ne faisais pas ce que je voulais, pas totalement du moins, et j’avais des ordres. Si rien ne me forçait à être gentille avec Monsieur j’ai-jamais-ouvert-une-page-mode-de-ma-vie-parce-que-je-crois-être-le-plus-badass, il me parut évident qu’on attendait de moi que je reste au minimum polie. Pas la qualité la plus évidente des dieux de mon panthéon. Nous étions tous un peu mono-maniaque dans notre genre : la charité, la bienveillance et toutes ces conneries n’entraient pas dans nos domaines de compétence. Même si je pouvais vous sortir tous les derniers articles de blog ou de journaux en ligne sur l’importance de la communication positive… On trouvait vraiment de tout en ligne. Y compris des trucs sans intérêt.

Tout ça pour dire que je devais me retenir d’être une vraie peste pendant quelques heures. Quelqu’un paierait plus tard pour cet effort. Je ne savais pas encore qui, mais ça arriverait. D’ici là, je continuais à remonter la trace de la créature et m’octroyait même une pause sur les réseaux. On ne pourrait pas dire que je n’avais pas été efficace ! Argent devrait bien pouvoir créditer un peu mon compte perso pour ce formidable boulot : j’avais vu de superbes nouvelles chaussures en ligne dont je pouvais deviner qu’elles seraient la prochaine tendance.

Il voulut poser une question sur mon pouvoir mais parut décidé que ce n’était pas si important que ça. « Un chauffeur ? » fut ma seule réponse. Est-ce qu’on allait vraiment emmener un tiers dans une chasse à la créature ? Ne vous y trompez pas, je n’avais rien contre le principe de me faire transporter d’un point A à un point B sans avoir à lever le petit doigt, je trouvais juste ça étrange dans le cadre d’une mission divine.

Je le suivais néanmoins après avoir rangé mon ordinateur dans mon grand sac. Mon téléphone resta dans ma main : il était indispensable lorsque je sortais car plusieurs de mes pouvoirs dépendaient du fait d’avoir du réseau. Une fois en route, le diable se décida à faire le conversation. Il aurait pu s’en abstenir mais je pouvais sans risque supposer qu’il subissait le même genre de pression que moi : sois gentil ou le grand patron te punira. La différence tenait dans les personnes détenant le pouvoir pour moi c’était Argent, pour lui l’Unique. Je me demandais vaguement, au moment de lui répondre, s’il pensait autant de mal de son patron que moi du mien. « Fin des années 80 à peu près. J’étais comme un bébé au départ, j’ai eu beaucoup de mal m’adapter au fait d’avoir un corps et, surtout d’y rester. Même si j’avais l’apparence d’une jeune adulte, il a fallu faire toute mon éducation. Je n’ai pris conscience du concept du temps et des dates qu’une fois que j’ai arrêté de m’enfuir sur les réseaux dès que ma mère avait le dos tourné » Le temps n’était qu’un code dans mon monde, une information qui y était déposée était le plus souvent éternelle, même lorsqu’elle était dépassée. Comprendre qu’il y avait un jour et une nuit, que je devais me laver, m’habiller, manger… toutes ces choses triviales qui n’existaient pas dans ma virtualité… les découvrir avait été très troublant. Aussi mes premières années, où je n’étais ni aussi puissante ni aussi adorée qu’aujourd’hui, demeuraient assez vagues. « Je suppose que c’était différent d’apparaître à ton époque » Les vieux croulants dans son genre étant apparus à une époque où les dieux ne se mêlaient pas aux humains, il n’avait probablement pas connu le même genre de difficulté. Quoique, peut-être que les enfers étaient sa version de mes réseaux ? Mais bon, pour ce que m’en apprenaient google, son lieu de résidence secondaire n’était pas aussi sympa que le mien. Trop de trucs qui crament et de gens qui crient à mon goût. Trop de gens tout court, surtout.

« Tu sais quand même ce qu’est internet ? Pas moi, l’invention » interrogeais-je avec perplexité. Je voulais bien qu’il soit vieux mais là il faisait plus Boomer que le pire d’entre eux. Tout le monde savait ce qu’était internet ! Ce formidable réseau qui reliait tous les continents et permettait d’accéder à n’importe quelle information en quelques clics ! Et bien, s’il savait ça, il savait tout. Mes pouvoirs et mes manières étaient plus complexe car j’étais la foi en cette technologie mais, en gros, je ressemblais à mon domaine d’expertise : pleine de connaissance, rapide à l’exécution et incroyablement versatile.

« Ah » Que vouliez-vous que je réponde d’autre à ça ? Il avait des sous-fifres, grand bien lui fasse. De mon côté, je préférais agir seule. Là encore, nous étions sur une différence de culture. Si je manipulais allègrement les informations – parfois avec Média pour plus d’impact – de manière à influencer le comportement des humains, je conduisais moi-même ma voiture et à de rares exceptions près j’allais même m’acheter mon café. J’aurais jugé avilissant d’avoir besoin qu’un autre le fasse pour moi… mais il y avait des jours où juste voir d’autres personnes m’était douloureux, alors on pouvait considérer que je n’étais pas prête pour un essaim de serviteurs en chair et en os. Démons ou pas d’ailleurs : si ça respirait, ça ne m’intéressait pas !

C’était à peu près ce que j’essayais de faire comprendre à cette relique lorsque nous fûmes en chemin. Mon corps terrestre était un embarras avec lequel j’avais dû composer. Je n’étais pas à l’aise avec et m’y accommoder avait pris un peu plus de temps que prévu. Pourtant, malgré mon dégoût pour les relations sociales, je n’aurais pas pu imaginer vivre « à part » : nous étions créés par les hommes, nous nous devions de rester auprès d’eux, non ? Bon, je me serais passée de devoir manger, dormir, etc. Mais c’était un autre sujet. « En même temps, les aimer c’est pas facile » reconnus-je même si ce n’était pas ce qu’il voulait dire, ou pas exactement. « Peut-être que ton patron ne les a pas assez côtoyé pour s’en rendre compte mais ils sont dégoûtants » ajoutais-je pour conclure avec une moue dégoûtée. Il n’y a pas beaucoup de personnages de fiction que j’apprécie mais vous voyez Dégoût dans Vice-Versa ? Je me reconnais totalement en elle ! Les humains étaient ma version des brocolis : j’avais conscience qu’ils étaient bons pour la santé sans pouvoir surmonter totalement ma répugnance.

Nous finîmes par arriver à destination. Cet endroit n’était vraiment pas mon endroit préféré de LA. Sans conteste, il n’était pas possible de rivaliser avec un cyber café ou, à défaut, une belle plage. Lucifer réfléchit à un plan et me demande mon avis : « Ou les deux ? Je doute que leurs protections soient très élevées, je dois pouvoir les pirater sans problème mais il faudrait détourner l’attention de la personne à l’accueil » J’observe le motel et soupire : « En plus, j’suis sûre qu’ils utilisent des vraies clefs ces has been... »

« Mais… tu trouves pas ça affreusement long ? » Soyons clairs, jamais je n’aurais la patience d’attendre pour savoir quelque chose. J’en avais déjà à peine assez pour parler à de vrais gens, je n’allais pas en plus perdre mon temps précieux en faisant des recherches à l’ancienne. À quoi bon, par ailleurs, puisque presque tout était sur mes réseaux. Il suffisait que j’y entre pour aller lire les informations que je cherchais. Si c’était sur internet, j’y avais accès. Sous condition d’avoir une connexion, évidemment. C’était bien pour ça que je me baladais avec tout mon matériel – routeur wifi de secours, clefs 4g et téléphone – en permanence. Hors de question de me retrouver privée de mon pouvoir de base ! Je ne pouvais rien contre les zones blanches, heureusement, à LA, elles étaient très rares. Je n’avais vraiment pas une tête à aller me perdre dans le désert de toute façon…

Il m’explique la raison de son désaccord avec son paternel une fois dans la voiture. Ma mère ne m’en semble qu’encore plus cool – si c’est possible. « Ah ouais… il a bien disjoncté quand même. Le concept c’est que eux croient en nous. Je veux bien que cela nous impose quelques obligations en échange, mais si on se met à avoir foi en eux, on va finir sur un dilemme comme celui de l’oeuf et la poule : qu’est-ce qui arrive en premier, l’homme qui croit en dieu ou dieu qui croit en l’homme ? Super zarb ! » Telle était ma conclusion : l’Unique avait des pensées super bizarres. Même Argent ne nous sortait pas des âneries pareilles, et pourtant il lui arrivait d’avoir des plans sacrément tordus lui aussi !

« Faisons donc ça oui » répondis-je ensuite platement une fois que nous fûmes arrivés. Je fis bien de n’apporter aucune réserve à son assurance car la Bible bien en évidence tendait à prouver qu’elle appartenait effectivement à son cheptel. Vu l’âge de l’ordi et la connexion moribonde, je n’aurais pas eu de doute sur le fait qu’elle n’était pas à moi, même sans cet indice.

Pendant que Lucifer drague outrageusement la femme à l’accueil – pas si moche d’ailleurs, mais fringuée comme en 2010, je m’occupe de l’ordinateur. M’approchant discrètement de lui, je cherche le câble réseau et le débranche pour connecter mon routeur portatif manuellement. Ensuite, je m’éloigne un peu, fais mine de regarder mon ordinateur, puis je pirate le réseau à l’ancienne. Je pouvais difficilement entrer dedans car mon corps inconscient attirerait encore plus l’attention qu’une ado en train de passer le temps sur son PC. La fille ne me regardait pas, et maintenant, même si elle le faisait, elle ne verrait que des lignes de code passer à toute vitesse sur mon écran sans qu’elle puisse comprendre ce qu’elles signifiaient. Comme je m’en doutais, il n’y avait aucune protection particulière sur l’ordinateur, je parvins à entrer dedans en quelques secondes. Je cherchais le nom que j’avais lu sur le rapport d’enquête préliminaire – qui n’avait rien donné car l’Oni n’avait bien entendu, grâce à son glamour, aucune des caractéristiques du monstre décrit par les témoins. Je refermais mon ordi, le remis dans mon sac et retournais vers l’accueil, récupérant au passage mon routeur. Je ne rebranchais pas le fil réseau. Inutile.

« Grand frère ? Tu as fini ? On va être en retard... » Bah oui, pourquoi pas ? Nous étions beaux et blonds. J’étais sûre que ça pouvait passer malgré un style vestimentaire opposé. Et puis cela lui évitait de passer pour un lolicon qui traînait une mineure à l’hôtel. Pour notre public restreint, j’affichais la mine de la parfaite adolescente innocente, vaguement ennuyée de devoir interrompre son frère. Paraître inoffensive et charmante aux yeux des mortels était une spécialité : mon jeune âge de déesse n’était pas la seule raison pour laquelle mes véhicules ne dépassaient jamais la trentaine, contrairement à d’autres je ne tenais pas à ce qu’on me prenne au sérieux.

Nous quittâmes la femme que je jugeais extrêmement influençable et facile à duper : s’il y avait une guerre, elle serait sûrement dans les premiers à mourir ! Puis je dis à voix basse au diable : « Chambre 203 ». Il n’y avait plus qu’à monter au deuxième niveau de ce motel miteux. Par chance, nous pouvions y accéder par l'extérieur, loin des regards de l'illuminée.

« Bah justement… même si tu es occupé pendant que tu attends tes réponses, tu irais bien plus vite en usant des méthodes modernes. Enfin bon, en vrai je dis ça, mais tu fais comme tu veux » Je n’étais même pas mal intentionné. Puisque nous étions alliés, je n’avais pas vraiment d’intérêt à le pister sur le net donc il pouvait librement user de ce service sans craindre que je l’espionne. Comme ce n’était pas un privilège donné à tous, il était dommage qu’il s’en prive. Les vieux panthéons, vraiment… quelle idée de perdre son temps bêtement ! Et s’il croyait m’impressionner avec son histoire de royaume, il se mettait le doigt dans l’oeil : j’en avais un aussi, et il me permettait d’accéder à toutes les connaissances de l’univers. C’était beaucoup mieux qu’une salle de torture !

J’opine ensuite du chef. Aucun doute sur le fait que ce plan de l’Unique était un mauvais plan. Il avait l’air balèze et tout… mais il se fourvoyait concernant les hommes. Ils ne méritaient pas qu’on croient en eux. « Effectivement, vous n’êtes pas plus puissants pour autant. D’après les statistiques, avant la Grande Révélation, vous étiez même en nette baisse de croyants » Il fallait rester factuel : les Monothéistes étaient puissants mais ils avaient beaucoup perdu au fil des découvertes scientifiques et nous les avions remplacer dans le cœur de beaucoup de mortels. La méthode de l’Unique était par conséquent un gruyère plein de trous. Bonjour l’allié, soit dit en passant.

Mes recherches terminées, je joue les sœurs mignonnes mais effrontées. Une identité qui ne me convenait guère, moi qui était fille unique, mais les bonnes comédiennes se devaient de maîtriser même les rôles de composition ! « Pardon grand frère » dis-je d’une mine faussement contrite. Je l’observais faire le jolie cœur avec l’hôtesse d’accueil puis nous partîmes vers l’extérieur pour rejoindre la chambre par l’escalier s’y trouvant.

Lucifer mentionna que nous allions être obligés de nous battre. Je regardais ma manucure avec une petite moue de dépit sans répondre : si je pouvais éviter de la flinguer, ce serait mieux ! Il expose son plan et j’acquiesce, essentiellement par envie d’être débarrassée de cette corvée. Plus nous irons vite, plus je pourrais rentrer tôt vaquer à mes occupations réellement importantes. Téléphoner à Argent pour lui demander une rallonge d’argent de poche pour bons et loyaux services par exemple ! Plus j’y pensais et plus ces chaussures me faisaient envie…

Concentration Internet ! « C’est parti » dis-je à voix basse alors que Lucifer entrait avec perte et fracas. Moi, je me concentrais et sentis mon corps vibrer tandis que ma vitesse de connexion, mon lien avec l’énergie quantique, augmentait. Pour ce faire, je tenais mon téléphone à la main puisque le wifi de cet hôtel craignait à mort. La vitesse augmentait tellement que mon image se brouilla. Lorsqu’elle se stabilisa, quatre autres moi-même étaient à mes côtés. « Allez-y les filles, montrez de quoi nous sommes capables » Mes copies n’avaient aucune volonté propre, elles étaient juste des extensions de moi à mon image. Elles se lancèrent à l’attaque toutes les quatre en même temps tandis que je restais en arrière.

« Tu peux y aller franchement, si elles sont blessées ça ne m’atteint pas » dis-je à Lucifer tout en scrollant sur mon téléphone. Je n’avais pas fait appel à mon pouvoir pour me salir les mains. Copie 1 fit un léger dégât tandis que les autres étaient pour le moment peu efficaces. En même temps, elles étaient moi, et je dépasse à peine le mètre cinquante… mais on ne pourra pas dire que je ne participe pas.

Je ne croyais pas du tout qu’il reviendrait vers moi. Les vieux dans son genre avaient tendance à rester figés dans leur pratique et j’avais envie de dire que c’était tant pis pour eux. Quant à mes statistiques, je constate qu’elles le renfrognent, mais cela aurait été mal me connaître que de croire que j’allais regretter mes paroles. Je ne faisais qu’énoncer la vérité – et sachez que parfois ce n’était pas le cas et que je n’avais pas de remords pour autant. « C’était vraisemblablement une erreur, car en l’absence de miracles divins, la foi des hommes s’est reporté sur leurs inventions… et me voilà ! » énonçais-je avec un petit sourire satisfait. « Le moindre mal est que nous sommes alliés » nuançais-je ensuite dans une volonté de rester diplomate. Bien entendu, mes paroles ne gommaient pas ma conviction que nous deviendrions aussi vite ennemis que nous nous étions alliés contre les vieux panthéons… mais il paraissait un peu vain de pointer cette réalité dont nous sommes tous conscients.

Une fois que nous sommes face à l’Oni, je décide de préserver ma manucure en faisant apparaître des copies pour qu’elles se battent à ma place. Il s’agit de mon pouvoir le plus puissant, et pas le plus facile à manipuler. Par ailleurs, il a ses défauts, car ce sont des duplicatas de ce que je suis, autrement dit elles ont autant mes forces que mes faiblesses. Je suis aussi forte que n’importe quelle autre déesse dont le combat ne serait pas la spécialité, mais voilà bien le souci : elles ne sont pas spécifiquement conçues pour se battre. Toutefois, hormis Architect qui m’aurait demandé de me salir les mains moi-même sans guère plus d’effet, je n’avais pas de pouvoir qui me permettait d’être  plus offensive qu’en me dédoublant : elles étaient quatre, donc elles tapaient quatre fois plus que moi seule !

« On fait ce qu’on peut ! » râlèrent tous mes doubles et moi-même d’une seule voix. Puis, elles repartirent toutes à l’attaque et achevèrent l’Oni à grands coups de poings et de pieds avec des succès divers.

Malgré mes airs de bimbo, l’odeur ne m’avait pas tant incommodé car, pour moi, tout puait. La notion de sens, exception faite peut-être de la vue, me débectait. Alors un peu plus ou un peu moins… Avec le temps, j’avais appris à m’amuser avec mon enveloppe. J’adorais le café par exemple. Et j’avais testé à peu près tout ce que les humains disaient agréable : sexe, drogue, alcool… Mais le monde réel, pour aussi récréatif qu’il puisse être, me paraîtrait toujours sale et vulgaire comparé à la pureté d’un monde informatique uniquement composé de 1 et de 0.

Une fois que je fus certaine que nous en avions terminé avec l’Oni, je fis disparaître mes copies. « Voilà, c’est fini. Content ? » demandais-je sans lever le nez de mon téléphone. « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? J’ai piraté les caméras de la rue pour qu’on ne soit pas embêtés mais on le laisse comme ça ? » Levant un instant les yeux de mon écran, je le désignais de la main qui tenait mon smartphone. Dommage que je n’ai rien pour prendre des échantillons, ma tante aurait adoré faire mumuse avec du tissu de créature japonaise… même si je n’ai compris cette curiosité scientifique. Moi, je me sers de données qui existent déjà, je ne fais pas dans la recherche. « Ah, et pour le restau’ je ne sais pas, mais j’ai vraiment très envie de café. J’ai oublié de m’en acheter un avant d’venir » Le manque commençait à se faire ressentir, mon addiction à la caféine étant le seul de mes vices que tout le monde connaisse, même sous mon identité humaine. Cela désespérait autant ma mère que ma tante que je tombe aussi facilement dans des habitudes mauvaises pour ma santé, mais c’était dû à mon jeune âge : je n’occupais pas ce véhicule depuis assez longtemps pour l’avoir expurgé de ses anciennes habitudes et j’étais moi-même une déesse trop récente pour ne pas montrer certains vices très humains. Je m’en moquais, d’ailleurs, car le café réduisait mon temps de sommeil, et il se trouvait que je détestais dormir. Un mal pour un bien, autrement dit.

« C’est vrai aussi, mais pas à votre profit pour autant que je sache. Les quelques âmes que nous avons perdues se sont plutôt tournées vers les vieux panthéons. Quand on a été l’un de nos adeptes, c’est à dire un fidèle du plaisir immédiat, on trouve peu d’attrait à une religion qui prône la chasteté comme vertu. Passer du porno en ligne aux messes du dimanche, ce n’est pas très naturel. Alors que les dieux païens et leurs relations incestueuses, ça nous les a un peu excités » Nous avions perdu quelques fidèles, c’est vrai, mais pas au profit de nos alliés. Pas mes fidèles en tout cas. Je ne peux pas parler pour ceux des autres, j’ai déjà du mal à m’occuper des miens ! Il était vrai néanmoins que les dieux païens avaient exercé une certaine fascination chez mes fidèles qui avaient abandonné les réseaux pour des doctrines promettant violence et sexe à foison. Je ne doutais pas qu’ils finissent par revenir car ce n’était pas parce que les dieux se faisaient plaisir qu’il en était de même pour leurs fidèles…

Pour conclure, je répétais notre leitmotiv, l'air de ne pas y toucher : « Mais c’est à cause de ces voleurs que nous sommes alliés ». L’ennemi de mon ennemi est mon ami ou quelque chose du style. J’adressais un sourire innocent au diable : il ne m’aurait pas en parlant chiffres, moi qui venais d’un mode uniquement composé de 1 et de 0.

Haussement d’épaule lorsqu’il lève les yeux au ciel, sa remarque ne mérite pas mieux, puis je l’observe toucher une Bible – ces trucs étaient vraiment partout – qui prend feu : « Tiens, je croyais que c’étaient les vampires qui brûlaient comme ça ». J’avais adoré la série Buffy dans mon avant dernier véhicule, un ado mâle que j’avais bien upgradé car il était un peu looser. Et ne nous mentons pas, si je n’avais pas eu officiellement 15 ans, je me serais bien fait(e) l’actrice principale. Finalement, j’avais crevé ce corps un peu bêtement, par négligence. Comme je me bats peu, c’est souvent le cas. J’ai tendance à négliger mes corps au grand damne de ma mère et de ma tante.

« Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse que ce motel crame ? Leur wifi est merdique en plus » Puis je lui emboîte le pas, gardant pour moi mes remarques sur son mode de communication avec l’Unique. Bonjour la famille dysfonctionnelle.

Je monte en voiture et réponds : « Oui, ou autre chose, du moment qu’ils font des versions maxi à emporter tout me va. Il faut bien : le café de la fac est dégueulasse ». Même si je fumais et buvais autant qu’une autre étudiante californienne, voire un peu plus puisque je ne risquais ni le coma éthylique ni d’encrasser mes poumons, mon seul vrai vice était la caféine. J’en consommais bien un litre par jour, si ce n’est plus. Encore un truc que ma famille me reprocherait si elle ne se trouvait pas à des milliers de kilomètres de ma vie actuelle. J’avais bien conscience qu’en cherchant à ma rapprocher d’elle, et donc d’Istanbul, je devrais aussi renoncer à une partie de ma vie dissolue sous peine de subir le joug maternel – sans parler de ma tante.

« Hum… peut-être... » commençais-je en me doutant d’où le menait le fil de ses pensées. Il n’était pas la part chiante de son panthéon, donc sûrement espérait-il trouver une parade à leur plus gros défaut. Toutefois, il n’était pas comme nous, qui obéissions à Argent mais avions une part de liberté dans nos actions – il était un chef par hasard, par pouvoir aussi, mais il n’était pas notre patriarche à l’ancienne mode. Lui, il avait l’Unique aux fesses, et son idée du bien et du mal freinerait forcément le diable. « Mais je suis au regret de te dire que l’Enfer n’est pas du tout tendance sur les réseaux. Les humains veulent du plaisir sans contrepartie… Je pourrais arranger ça, bien sûr. Si ça t’intéresse, tu n’auras qu’à négocier mes services avec mon boss » Vu sa méfiance pour les nouvelles technologies – donc envers moi, en quelque sorte – je doutais qu’il le fasse, j’aurais néanmoins joué le jeu des alliances en proposant mes services. De toute façon, autant je pouvais faire monter la sauce pour des chaussures, autant pour une question aussi grave, il me faudrait l’aval d’Argent et de ma mère : faire devenir tendance les Monothéistes, au-delà du boulot que cela représentait, était un jeu subtile, car nous ne devions pas non plus les faire devenir plus intéressants que nous. Ceci dit, manipuler l’opinion publique était notre spécialité. La mienne du moins, ma mère et Science n’étaient pas aussi douées pour gérer leur image, il fallait bien l’admettre.

« C’est vraiment pour l’effet de style... » soupirais-je ensuite alors que Lucifer expliquait – si on veut – que le livre de son père n’aimait pas qu’il le touche. Bonjour la petite sournoiserie divine. On le savait, hein, depuis le temps, que le diable avait essayé de le renverser, pas besoin de créer des feux de joie pour le rappeler. Je gardais toutefois le fond de ma pensée : on a les patrons qu’on peut après tout, rarement ceux qu’on veut.

« Officiellement, j’ai 19 ans. Quand je suis arrivée dans ce véhicule, elle était en dernière année de lycée » Je hausse les épaules « Exception faite de mon tout premier corps, je me suis toujours incarnée dans des adolescents. Ils croient plus aveuglément en moi que les adultes et comme je suis une jeune déesse, j’ai aussi plus d’affinité avec eux. Mais mon avant-dernier véhicule avait seulement 15 ans, ce qui est vraiment trop jeune. On n’a rien le droit de faire à cet âge » Et puisque nos corps divins ne vieillissaient pas, j’étais condamnée à la minorité pour toujours. Il faut avouer que cela ne m’avait pas encouragé à prendre soin de ce véhicule-là, ni du suivant pour des raisons similaires. Charisma était plus confortable. Certes, elle était jeune, et en théorie elle n’avait pas le droit de boire de l’alcool, mais elle était assez vieille pour voyager seule et avoir un semblant d’indépendance dont je comptais profiter au maximum. Non pas que je ne joue jamais avec les limites de cette enveloppe, j’y faisais simplement un tout petit peu plus attention. En plus, les voyages dans l’éther n’étaient pas agréables et l’adaptation au retour dans un corps prenait du temps, vu la situation actuelle, je ne pouvais pas me permettre ces désagréments.

« Merci bien : le café c’est vraiment mon péché mignon » admis-je car bien qu’il ne soit jamais bon de révéler ses faiblesses à de futurs ennemis, il n’y aurait pas grand-chose à faire de mon addiction à la caféine. Je pouvais m’en passer au besoin : cela me mettait seulement de mauvaise humeur. Une fois arrivés, je pris le billet avec un sourire : la monnaie viendrait s’ajouter à l’argent de poche que j’allais réclamer à Argent. Pas de quoi m’acheter le sac qui allait avec les chaussures, mais tout bénéfice est bon à prendre – j’étais la fille de Technologie mais on sentait l’influence d’Argent dans mon éducation aussi, un peu comme le tonton relou qu’on écoute parce qu’il vous offre des cadeaux, vous voyez ? « Je devrais m’en sortir. Nous avons été efficace, Argent sera content » le Dieu Unique aussi, non ? « On se dit à la prochaine ? » Que je n’espérais pas voir arriver trop tôt. Si j’appréciais le travail bien fait, bousculer mon emploi du temps pour tuer des créatures n’était pas dans mes priorités. Je sortis de la voiture et fit un signe de la main avant de me diriger d’un bon pas vers le Starbucks pour me commander, enfin, le café tant désiré.