Que faisait-elle en Pologne ? À dire vrai, Soo-Min n’était plus très sûre de la raison qui l’avait poussée à prendre l’avion directement l’est de l’Europe. Lorsqu’elle s’y était rendue pour rendre visite à Tatiana en janvier, elle s’était dit qu’il était dommage qu’elle n’ait pas eu le temps de faire un peu de tourisme. Après tout, le sujet de son prochain était les bénéfices des voyages pour le bien-être mental. Faire des sauts de puce d’un pays à l’autre n’apportait rien à l’expérience… Et s’il y avait bien un avantage au fait d’être devenue une shinigami anonyme, c’était qu’elle pouvait enfin sortir de Corée sans risquer que des âmes se perdent en son absence. Pendant près de 1500 ans, elle avait effectué ses tâches quotidiennement, sans aucun repos, pour que les morts soient conduits là où elles étaient attendues et en sécurité. Le japon ayant tout un essaim à son service pour cette tâche, elle avait gagné en liberté ce qu’elle avait perdu en amis. De là à dire qu’elle préférait cette situation à la précédente, il ne fallait pas pousser… mais la coréenne avait appris à voir le verre à moitié plein.

Du tourisme donc. Un plan reposant, sans danger à priori. Si ce n’était qu’elle n’avait jamais trop su comment profiter de ses vacances, puisqu’elle n’en avait jamais eu avant, et n’avait pas pu résister à la tentation de venir en aide à une âme qui traînait au pied de son hôtel. Elle était là le matin lorsqu’elle était partie, et était encore présente le soir quand elle était revenue. Soo-Min avait fait des allers-retours inquiets dans sa chambre puis, ayant cédé, elle était descendue discrètement pour parlementer avec l’âme. Depuis la Grande Révélation, les âmes croyaient parfois en tout et rien à la fois, ce ne serait pas la première fois qu’elle faisait une récolte chez des non-shintoïstes… et cela éviterait à cette âme de se perdre on ne sait trop où sans guide.

« N’ayez pas peur… je suis une déesse, je peux vous aider à trouver le repos. Vous emmener dans un endroit où on s’occupera bien de vous… vous voulez bien me suivre ? » Évidemment, elle avait l’air folle à papoter avec du vide. Il n’y avait qu’elle et les autres dieux aux pouvoirs similaires qui pouvaient voir les âmes humaines. Celle-ci devait être décédée la veille ou l’avant veille. Soo-Min ne pouvait pas s’occuper des âmes errantes dont les rites funéraires avaient déjà eu lieu. La shinigami n’avait aucune idée de ce que devenaient les âmes errantes dans ce pays mais, dans le doute, elle préférait ne pas prendre de risque d’abandonner celle-ci. Sauf que l’âme ne l’entendait pas de cette oreille. « Si vous restez seule ici, vous risquez de vous perdre. On ne peut pas vous rendre la vie. Je comprends vos regrets mais votre sort est déjà scellé ici-bas » Son ton commençait à se faire pressent. Elle ne pouvait pas se permettre de se faire débusquer parce qu’elle parlait toute seule !

Finalement, après un moment de palabre, l’âme se laissa convaincre. Soo-Min lui tendit la main, ferma les yeux et envoya la dite âme auprès d’Enma, dans leur version de l’enfer. Sans les flammes et les fourches de la version monothéiste… même si certains endroits n’y étaient pas plus sympa. Elle allait retourner dans sa chambre aussi discrètement qu’elle en était sortie lorsqu’elle aperçut une femme blonde qui la regardait non loin. « Flûte... » lâcha-t-elle entre ses dents, toujours polie même dans l’agacement. Décidant de jouer l’innocente, elle darda de ses yeux sombres l’inconnue : « Je peux vous aider ? ». Un léger parfum de mort l’entourait mais Soo-Min en fi abstraction : un problème à la fois.

Bien entendu, aux yeux de quelqu’un l’ayant vu faire, elle avait dû donner l’impression d’avoir perdu l’esprit. Que répondre ? Soo-Min était quelqu’un de pragmatique, à la réflexion froide, elle se voyait mal prétendre qu’elle se parlait à elle-même. Serait-ce seulement crédible alors qu’elle avait l’air en pleine possession de ses moyens ? Il était à supposer que bien des personnes atteintes de troubles psychiatriques puissent faire illusion par moment – elle n’était pas assez calée dans ce domaine pour le savoir – mais le côté on/off risquait d’être louche. « Je vais bien, je vous remercie » une première réponse, simple, efficace, sans fioriture… qui ne suffirait pas. Elle essayait seulement de gagner du temps, ne trouvant aucune issue. Quelle idiote elle avait été ! Il était évident qu’il ne fallait pas discuter à la vue de tous avec des ersatz de fantômes ! Elle était pourtant prudente d’ordinaire… mais cette âme lui avait fait de la peine à errer seule au pied de l’hôtel… un jour, son bon cœur la perdrait. Pour autant qu’on puisse considéré que ce n’était pas déjà fait depuis l’époque où elle avait voulu prendre la place de ses parents, il y a plusieurs centaines d’années ! « Je ne parlais pas seule, vous avez dû mal voir » Phrase qui n’était ni vraie, ni fausse. Elle ne parlait pas seule mais à moins d’en posséder le pouvoir, il était impossible que son interlocutrice ait eu la possibilité de voir avec qui elle parlait. Les meilleurs mensonges sont ceux drapés de vérité : voilà la théorie, on ne pourra au moins pas dire que la shinigami n’avait pas tout essayé. Quant à être crédible, c’était une autre histoire.

« Je ne suis pas perdue, je suis logée dans cet hôtel » dit-elle en désignant l’enseigne lumineuse à quelques mètres au-dessus d’elles. Au poins, ce point ne ferait pas débat : elle était bel et bien une touriste en voyage qui dormait dans un hôtel plutôt cossu et bien réputé. Comme on avait tendance, par un biais sociologique qu’elle avait parfois abordé dans ses livres, à penser que les gens riches ne pouvaient pas avoir de problèmes – c’était idiot mais bien documenté, elle espérait prouver ainsi qu’elle n’était ni folle, ni bizarre, ni surnaturelle…

Efforts vite rendus vains par l’aura de mort qui entourait la jeune femme et qui, sans aller jusqu’à indisposer la déesse, l’inquiétait. En effet, difficile d’aborder ce sujet sans révéler qu’elle possédait des capacités hors du commun. Bon, allez, on lui donnait quand même deux points pour l’essai ! « Vous êtes sûre de ne pas être en danger ou quelque chose comme ça ? Vous... » Soo-Min hésita à dire la suite, à se révéler, elle savait que sa curiosité serait la plus forte mais elle laissait durer un faux suspens entre ses tendances naturelles à chercher des réponses et sa discrétion : « Pour parler franchement, vous dégagez un parfum de mort » Voilà, c’était dit, libre à cette femme de l’interpréter littéralement, métaphoriquement ou autre.

Le soulagement est de courte durée. Soo-Min pense avoir réussi à berner la jeune femme lorsqu’elle admet le manque de luminosité de l’endroit, mais rapidement l’odeur qui l’imprègne obsède la shinigami.

Pas la peine de vérifier sur les listes, cette femme avait tout d’une européenne, elle ne s’y trouverait pas. Toutefois, elle était peut-être en réel danger… Et, en même temps, Soo-Min a l’impression que quelque chose ne colle pas. Qu’il lui manque un élément. Ainsi, elle finit par admettre ses doutes. Cela risque de la révéler, au moins en partie, mais si cette femme risquait de perdre la vie dans les heures qui venaient, la déesse ne pouvait pas rester les bras ballants alors qu’il en allait de la survie d’un être humain.

La femme paraît inquiète, toutefois cette réaction semble exagéré : il y a seulement cinq minutes, elle l’a vu parler toute seule, penser qu’elle est en train de délirer aurait été une réaction plus attendue. « Je ne vois pas vraiment comment vous expliquer ça... » admit-elle, encore hésitante à se révéler. Le plus simple serait de dire je suis une déesse psychopompe chargée d’emmener les morts et vous avez tout d’une cliente alors que vous êtes bien vivante mais cela sonnait un peu abrupte selon les critères de la très polie et très réservée shinigami.

La voyant renifler ses vêtements, Soo-Min lui fait signe qu’elle peut arrêter : « Ce n’est pas ce genre d’odeur, et vous ne pouvez pas la sentir, pas plus que vous ne pouviez voir à qui je parlais tout à l’heure. Comprenez-vous ce que cela signifie ? ». Son ton était serein. De la même façon qu’elle s’était sentie obligée de palabrer avec une âme au pied d’un hôtel pour l’empêcher d’errer, elle se devait de vérifier que la jeune femme n’allait pas au devant d’une mort certaine. La shinigami ne pouvait se douter – cela ne lui frôlait même pas l’esprit – qu’Alcina sentait la mort car elle était déjà morte. Elle n’avait jamais rencontré de vampire auparavant, bien que la culture asiatique soit assez friande de morts vivants, ils n’avaient pas les mêmes caractéristiques que ceux des européens. Pourtant qu’une déesse dans son genre se mettre à côtoyer des suceurs de sang, même par hasard, paraissait couler de source : bien que vivante, elle aussi était entre deux mondes. Elle voyageait entre les deux du moins.

« Je peux sentir la mort sur les personnes que je croise, la prédire en quelque sorte. Cela ne signifie pas nécessairement que vous allez vraiment mourir... » encore que présentement l’impression soit si prégnante que Soo-Min ne voyait pas comment la jeune femme pourrait y échapper « mais à minima c’est le signe d’un danger important » expliqua-t-elle avant de poursuivre « Je n’avais pas l’intention de vous révéler la vérité au départ, toutefois je ne peux pas faire comme si je n’avais rien senti, ce serait criminel » Et elle n’était pas ce genre de déesse, elle se souciait vraiment des humains. Elle en avait été une autrefois, après tout.

Le problème de se faire passer pour une médium, c’est que la plupart étaient des charlatans. Certains avaient effectivement une bénédiction leur permettant de dialoguer avec les morts mais ils étaient plus l’exception que la règle… Comme Soo-Min s’inquiétait réellement pour la vie de la jeune femme – elle était son premier vampire, elle apprendrait par la suite à reconnaître son erreur – elle dit avec franchise : « Plutôt comme une déesse. De la mort en l’occurrence ». Vérifiant cette fois-ci à droite et à gauche qu’elles étaient seules, et de façon à prouver ses dires, la Shinigami devint invisible quelques secondes pour réapparaître dans le dos de la jeune femme, lui tapotant l’épaule pour qu’elle se retourne. Parfois, montrer ses pouvoirs est la seule façon d’être crue. À ce stade, la déesse ne savait évidemment pas qu’elle se donnait du mal pour rien, Alcina étant déjà au courant de sa nature divine. « La question de qui je suis étant réglée, revenons-en au sujet pressant de l’odeur de mort qui flotte autour de vous » Elle aurait pu demander à la jeune femme le secret mais cela ne lui semblait pas aussi urgent de veiller à son anonymat que de comprendre pourquoi la blondinette ressemblait si fort à une cliente alors qu’elle paraissait très vivante. Dans l’esprit de Soo-Min, si Alcina était à ce point proche de la mort qu’elle en dégageait une odeur très présente, elle n’avait pas vraiment à s’en faire pour son identité : en général, les morts ne parlent pas.

« C’est moins de la prédiction que de la préparation, avant d’emmener les âmes à leur jugement dernier, je dois enquêter sur elles. Donc je peux les sentir à l’avance pour faire mon travail correctement » expliqua-t-elle d’un ton très professionnel avant d’ajouter « Cela dit, je peux sentir tous les morts et voir toutes les âmes, mais ici ce n’est pas mon territoire. Je ne me suis occupée de celle avec laquelle je discutais tout à l’heure que parce qu’elle était sur le point d’errer sans but. Vous êtes hors de ma juridiction, si je puis dire » En Pologne, c’était le travail des dieux slaves que de s’occuper des âmes – ou des monothéistes, même si personne n’avait pris la peine de s’occuper de celle traînant devant l’hôtel, probablement parce qu’elle aussi était athée avant de décéder. Ses pseudo-vacances lui permettaient au moins de prendre en charge ces pauvres défunts que les dieux du cru laissaient de côté.

« De toute façon, tout ceci n’a aucune importance : il faut plutôt comprendre pourquoi vous êtes en danger. Ce doit être grave et imminent car si je ne vous voyais pas marcher et parler, je penserais que vous êtes déjà morte » Avait-elle des ennemis puissants ? Une maladie incurable peut-être ? Un pli soucieux barra le front de la shinigami. « Peut-être devrions-nous entrer dans l’hôtel ? Au moins cela vous protégerait des dangers extérieurs » Sous-entendu qu’elle, elle la protégerait. Ce n’était pas son rôle principal, et elle ne voyait pas la mort comme une fin, en revanche elle avait toujours eu un certain dégoût pour les fins violentes. Elle avait connu des guerres, après tout, y compris en tant qu’humaine. Alors si elle pouvait éviter à cette jeune femme de connaître un tel sort, elle le ferait.

« Dans l’absolu, c’est le cas, mais dans la pratique nous évitons d’empiéter sur les territoires des autres dieux. En Europe, je ne me charge que des âmes sur le point d’être perdues, considérant que mes collègues n’en ont pas voulu ou n’ont pas eu le temps de s’en occuper » Les bonnes manières étaient essentielles pour Soo-Min, déesse polie s’il en est. Elle refusait de passer pour une entité barbare qui ne saurait pas se tenir correctement en pays étranger ! Probablement que pas mal d’autres divinités s’en fichaient, qu’ils avaient tellement d’autres choses à faire avec les récents événements qu’ils lui seraient reconnaissants de s’occuper des athées, petites choses perdues et globalement inutiles. Il n’y a rien de moins utile à la foi qu’un mortel ayant rendu son dernier souffle… Mais pour la shinigami, bien se comporter était important, et elle ne désirait pas contrevenir aux règles, sauf si c’était pour aider autrui. Raison qui avait aussi motivé la révélation de son statut divin auprès de la jeune femme qui lui faisait face.

Dans cet état d’esprit, Soo-Min convia l’étrangère à rentrer dans l’hôtel, endroit plus discret et donc plus propice à une discussion sur le surnaturel. Sans répondre de prime abord à cette invitation, la jolie blonde déclara être déjà morte. La déesse se figea quelques secondes, évaluant la portée de cette nouvelle. Pour tout dire, elle n’était pas sûre de comprendre ce qu’elle recouvrait… l’idée d’être face à une vampire n’avait pas encore fait son chemin jusqu’à son cerveau. « Vous êtes déjà… morte ? » répéta-t-elle, perplexe.

Heureusement, les explications ne tardèrent pas. Les lèvres de la coréenne formèrent durant deux ou trois secondes un « o » parfait de surprise mâtiné de compréhension. Enfin, tout prenait sens. Clignant deux fois des yeux comme pour finir d’assimiler la situation, elle reprit son air poliment impassible pour répondre : « Tout s’explique ». Comme quoi, l’explication la plus simple est souvent la meilleure. La jeune femme sentait la mort à plein nez parce qu’elle était effectivement morte. Aussi logique qu’évident une fois qu’on prenait en compte l’existence de ces créatures slaves. Soo-Min se demandait comment l’idée n’avait pas pu lui traverser l’esprit alors qu’elle se trouvait en Pologne… Mais même les dieux n’étaient ni omniscients, ni parfaits. Il était toujours bon d’être remis face à ses failles pour pouvoir rester modeste il faut bien compenser pour certains autres persos de l’autrice que cette qualité n’étouffe pas.

« Oui, entrons, nous serons mieux que plantés comme des piquets devant l’entrée » convint Soo-Min, quelque part soulagée de ne pas avoir eu à révéler sa nature divine à une mortelle. Les créatures étaient naturellement moins promptes à vendre la mèche puisqu’elles avaient elles-mêmes leurs secrets à préserver. La shinigami passa devant et conduisit la oupyr jusqu’à sa chambre, là, elle ouvrit le mini-bar pour se servir un verre. « Vous voulez quelque chose ? » proposa-t-elle avant de s’asseoir sur un fauteuil. La chambre étant prévue pour deux, il y avait une autre assise de l’autre côté de la table sur laquelle la déesse posa son verre après avoir avalé une gorgée, prenant soin de mettre une serviette en papier au-dessous pour ne pas abîmer la surface en bois.

Elle se racla la gorge, ne sachant pas bien par où commencer, puis dit finalement : « Puisque nous jouons cartes sur table, sachez que je suis une déesse coréenne, affiliée au panthéon japonais. Mon patron, Enma, m’a envoyé en Europe pour lié des alliances. Je suis actuellement en pourparler avec les slaves et les nordiques, mais plus principalement les slaves ». Ce qui tombait bien, en quelque sorte, puisque les oupyrs étaient des créatures de ce panthéon. « Je m’appelle Ogushin, mais mon véhicule s’appelle Soo-Min, je préfère utiliser ce prénom » Ogushin n’existant plus vraiment, au fond, puisque le panthéon coréen avait été anéanti.