L'enfer est sur terre et qui la gère ? [PV]

Trop d’âmes. Trop de souffrance. Bien qu’elle soit à des milliers de kilomètres de chez elle, depuis plusieurs jours, la shinigami a aidé les mots à trouver le repos. Tous ceux qui, ne croyant à aucun panthéon en particulier, acceptait la première main divine tendue. Pour tout dire, malgré un tempérament placide, la déesse de la mort s’inquiétait au point de ne plus en dormir. Car il n’y avait pas que ces morts suspectes, il y avait aussi les agissements au sein de son propre panthéon qui remettaient en cause jusqu’à sa présence même en Europe. Pour avoir des informations, Ogushin avait tenté de contacter Enma. Elle attendait encore une réponse mais se doutait que, quel qu’elle soit, elle ne lui plairait pas. À défaut de bien connaître tous les dieux japonais – à l’échelle de leurs existences, elle était une transfuge récente, la shinigami se targuait d’avoir un lien de confiance avec le juge des enfers japonais. Tout sentait la scission au sein même de son panthéon…

Puisqu’elle ne pouvait rien faire de plus avec le peu d’informations qu’elle avait à sa disposition de ce côté-là, elle profita de ses nuits sans sommeil pour aider les âmes perdues et enquêter. Ce qu’elle apprit était lacunaire mais inquiétant. Tous les indices remontaient à une seule personne : Lucifer en personne. Elle venait d’un pays, la Corée, qui - avant la Grande Révélation – avait pris le tournant du monothéisme, tentation légitime après que leur civilisation ait été massacrée par la guerre avant d’être influencée par les États-Unis. En tant qu’ancienne déesse coréenne, pour continuer d’exister, elle avait été amenée à changer de panthéon, à devenir une shinigami anonyme… et, à cette époque, elle avait trouvé amusant que le pays qui l’avait vu naître, plutôt que de s’adonner au shintoïsme japonais, tombe dans le christianisme… ce qu’elle avait constaté au cours de son enquête l’amusait beaucoup moins.

Elle détestait les massacres. Elle détestait les guerres. Normal : la princesse qu’elle avait été du temps de son humanité lointaine – 1500 ans, rien de moins – avait tout perdu dans des circonstances moins mais similaires. Cette haine, elle l’avait retournée contre de faibles serviteurs du grand fourchu pour obtenir des réponses que les âmes n’avaient pas. Une adresse, un nom humain, un endroit où demander des comptes pour toutes ces vies perdues à jamais.

Sa piste la conduisit au Luxuria, un complexe hôtelier. Ayant revêtue des habits haute couture mais pratiques pour bouger – se rendre dans la gueule d’un loup, passe encore, mais il fallait le faire prudemment – elle s’avança jusqu’à l’accueil. « Pourriez-vous dire à monsieur Gold qu’une homologue japonaise souhaite le rencontrer. S’il hésite à m’ouvrir sa porte, donnez-lui ceci » Elle tendit une petite enveloppe blanche : « Et évidemment, ne la lisez pas ». Sur le papier, quelques mots tracés d’une plume élégante : j’ai accompagné vos morts dans mon enfer, une discussion s’impose. Elle osait croire qu’un divin aussi important que Lucifer saurait lire entre les lignes. « Je vais attendre là » dit-elle en pointant du doigt l’espace bar auquel elle se rendit sans attendre de réponse. Une fois assise sur l’un des tabourets, elle se commanda un cocktail et sortit son téléphone pour vérifier qu’elle n’avait toujours pas de nouvelles d’Enma. Ce qui était le cas, bien entendu. En revanche, son agent, lui, ne se laissait pas oublier… tant pis : il attendrait.

Soo-Min n’est pas déstabilisée par l’entrée en matière de Lucifer. Depuis l’époque où elle n’était encore qu’une princesse humaine, elle avait toujours été une beauté froide, pragmatique, flegmatique, sans aucune apparence de sensibilité. Si elle ressentait les choses très différemment et était capable de compassion avec autrui, cela ne se lisait que rarement sur ses traits fins. Il ne faisait pas bon avoir, dans son métier, une mauvaise maîtrise de ses émotions. Les mortels lui en voulaient souvent à elle lorsque leur fin arrivait, alors qu’en réalité, qu’elle les conduise ou non vers l’après, ils ne pourraient jamais retrouvé la vie qu’ils venaient de quitter. Même les dieux ne pouvaient tromper la mort : un corps sans souffle le restait. Ils ne faisaient qu’en changer pour un autre. « C’est bien aimable à vous de prendre sur votre temps » elle tourne la chaise de bar dans sa direction, son cocktail à la main et en boit une gorgée en le regardant. Mieux valait montrer d’emblée qu’elle n’était pas impressionnée par sa réputation : elle connaissait bien ce genre de dieu et tout indice de faiblesse marquerait sa perte.

Non qu’elle soit du genre très belliqueux. Toute déesse de la mort qu’elle soit, elle n’avait pas de pouvoir très offensif. Néanmoins, elle avait des siècles d’existence derrière elle et n’avait jamais chômé quand il s’agissait d’apprendre à se défendre. Après tout, s’il y avait moult shinigami chez les japonais, quand elle était encore du panthéon coréen, elle abattait le travail toute seule. Elle se devait de faire attention sa sécurité, pour le bien des âmes – avant son apparition, elles devaient trouver le chemin et c’était beaucoup moins intuitif que ce qu’on pourrait imaginer.

« Il est vrai que ce n’est pas comme s’il n’y avait pas non plus pléthore d’anges et de démons parmi les vôtres » remarqua-t-elle d’un ton égal avant d’ajouter : « Je suis Ogushin, déesse coréenne de la mort. Je travaille pour les japonais depuis la fin de la guerre entre nos deux pays mais ils n’ont aucune part dans ma venue ici » Sauf à considérer qu’elle était tombée sur tous ces morts parce qu’elle était en Europe et qu’elle se trouvait sur ce continent parce que Enma l’y avait envoyée… mais cela commençait à être des causes vraiment indirects.

« Comme je vous l’ai écrit, j’ai moissonné beaucoup d’âmes ces derniers jours. La plupart étaient perdues, ne sachant qui prier pour trouver le repos. Je suis depuis plusieurs mois en France, et c’est la première fois qu’une telle situation se produit… des petites souris m’ont dit que vous n’étiez pas étranger à cette situation » Son enquête n’avait pas été aussi aisée qu’elle le laissait entendre, les âmes n’ayant qu’une version très partielle à lui donner, elle avait dû trouver un ou deux sous-fifres bien vivants pour la renseigner. Elle avait dû usé de toute sa persuasion – et d’un peu de violence, elle était au regret de l’admettre, pour obtenir le bon nom et le bon endroit. Elle aurait préféré leur chanter une petite chanson pour les faire passer à table mais, après réflexion, elle avait trouvé imprudent de dévoiler son jeu à des ennemis. D’autant qu’elle ne les avait pas tués, juste rendus inopérants pour quelques temps. En cela, elle s’était faite aider. Quand vous aviez de l’argent, les possibilités étaient infinis… et, comme nous l’avons déjà évoqué, elle manquait un peu de sommeil ainsi que, par conséquent, de patience. Elle avait voulu des réponses rapides même si les méthodes n’étaient pas ses préférées.

D’un point de vue occidental, les asiatiques étaient toujours respectueux. Si c’était vrai, en un sens, Soo-Min y voyait aussi la marque de la clôture dans laquelle on laissait les moutons du peuple se parquer pour qu’ils ne fassent pas de vague. Ceci étant dit, il y avait de plus en plus de brebis galeuses… de moutons noirs… car l’individualisme des voisins sapait petit à petit des siècles de tradition. Quant à savoir si c’était une bonne chose ou non, la déesse n’en savait rien. Elle-même était pétrie de vieux préceptes dépassées… en ayant conscience de leur limite, elles les regrettaient. « Un peu de courtoisie n’a jamais fait de mal à personne » D’autant qu’elle était surtout venue pour poser des questions, il n’était pas dans intérêt de renvoyer une mauvaise image d’elle.

« Quatre en fait, si on s’en tient à la Corée. Les japonais sont plus dispersés mais vous comprendrez que je ne suis pas venue ici pour parler de mes panthéons » Même si tous les dieux devraient, à son avis, prendre très au sérieux ce qui était arrivé à celui de Corée dont elle était issue. Ils avaient été tout puissant dans leur pays, puis celui-ci avait perdu une guerre entre humains et le vainqueur avait effacé toute trace des dieux. Ils avaient alors disparu en moins de deux générations, remplacés par des japonais ou, au mieux, assimilés comme elle.

« Et bien… parce que les petites souris vous ont accusées. Je ne vous aurais pas trouvé sans cela. En réalité, me mêler des histoires des autres n’est pas dans mes habitudes, mais  cet afflux subit était pour le moins suspect et méritait que je m’y intéresse » Elle voulait bien croire qu’il ne s’occupait pas des arrivés des morts. En revanche, qu’il ne la prenne pas pour une idiote, cela ne l’innocentait en rien de les avoir provoquées. « Pouvez-vous voir les fantômes Monsieur Gold ? Les âmes quand elles sont encore ici, sur terre, pas celles qui arrivent dans votre enfer » S’il tenait absolument à entendre un témoignage, elle pouvait faire apparaître une des âmes qu’elle avait ramassée… seulement, tous les dieux, même puissants, n’avaient pas le pouvoir de les voir. « Sachez que leur témoignage est édifiant, et très connoté religieusement. On ne parle pas d’apocalypse dans mon pays. J’ignore qu’elle est la part d’exagération de ces défunts, et les petites souris n’étaient pas très claires à ce propos, elles n’en savaient sûrement rien… ce qui semble évident, toutefois, est que les humains meurent… et, quelqu’en soit la cause, je doute qu’elle me plaise » pour la bonne et simple raison qu’elle n’aimait aucune des idées qui lui venaient quand elle y réfléchissait.

« Quant à avoir du boulot, je suis théoriquement en congé de mes fonctions. Je vis parmi les humains ces derniers temps » Elle n’avait aucune raison de le cacher puisqu’elle était une autrice reconnue et qu’une simple recherche inversée sur Google avec son visage - il devait bien y avoir des caméras quelque part - l’apprendrait au diable.

« Je n’ai encore rencontré aucun celte, et la seule nordique qui ait croisé ma route m’a paru plutôt civilisée. Encore que notre échange ait été bref » Techniquement, elle avait eu plus de contact avec les slaves, ce qui la mettait maintenant dans une position délicate. Mais ce n’était pas le sujet de sa venue ici car si tout le monde était d’accord dans le monde des dieux, c’était bien pour désigner les Monothéistes comme l’ennemi à abattre. Soo-Min fit tourner pensivement l’alcool dans son verre avant d’en reprendre une gorgée puis de reposer son verre sur le bar. Elle avait rendu son sourire de connivence au diable mais tenait à garder une attitude distante. Cela lui était d’autant plus facile qu’elle avait l’habitude de tenir ce type de posture neutre. Son métier l’y contraignait. « Dans ma culture, les oni sont vénérés, nous ne craignons ni les démons, ni le diable. Vous permettrez toutefois que nous reportions un éventuel dîner, je suis attendue après cet entretien » Par ailleurs, elle était une déesse de la mort, les enfers étaient son lieu de résidence fut une époque pas si lointaine. Bien entendu, elle n’avait qu’une idée très vague, issue de lecture, de ceux que dirigeait Lucifer, mais ça ne pouvait pas être pire que certaines zones de celui géré par Enma.

« Je n’ai jamais dit être à la retraite, je suis en vacances, c’est un peu différent » nuança-t-elle tout en songeant qu’un dieu à la retraite ne devrait pas pouvoir exister. Si ils n’avaient plus aucune tâche à accomplir, aucune ferveur à nourrir, ils tombaient dans l’oubli comme son ancien panthéon, non ? « Par ailleurs, que les autres dieux de la mort ne fassent pas leur travail n’est pas le sujet » Elle constatait qu’il essayait de la noyer sous un flot de paroles et tentait de garder la conversation sur les rails.

« Dommage, j’aurais pu faire venir une âme pour qu’elle vous raconte ce qu’elle a vécu » Non que cela change quoi que ce soit, au fond. Il savait parfaitement que ses informations étaient vraies, il n’avait simplement pas envie de l’avouer. Elle n’épilogua pas sur le mépris qu’il affichait pour ces pauvres victimes car elle en était coutumière, beaucoup de dieux se moquaient des humains. En ayant été une autrefois, elle n’était pas frappée de ce fléau. Sa compassion à leur égard était toutefois à double tranchant, surtout en ces temps troublés où certains ennemis se trouvaient justement être des humains.

Concernant l’Apocalypse, elle prit le temps de la réflexion avant de répondre, terminant au passage son cocktail. Elle passa la main dans ses mèches brunes, un air songeur peint sur son visage sérieux. « Je dirais que cela désigne la fin du monde » finit-elle par dire avant d’ajouter « Mais dans votre panthéon, cela désigne aussi un mécanisme bien précis et un passage du Nouveau Testament, chapitre 6, Apocalypse, verset 1 à 8. Je ne vous ferai pas l’affront de vous réciter ce passage, je suis certaine que vous le connaissez. D’autant que, pour ne pas vous mentir, j’ai dû réviser un peu avant de venir. Mon attrait pour votre religion s’arrêtait jusque là au plaisir mesquin de la voir envahir la Corée après la guerre… On s’amuse comme on peut, vous en conviendrez » Ogushin s’était mise à fréquenter par jeu les églises qui s’installaient en Corée du Sud, alors sous influence américaine. Elle avait trouvé amusant cet attrait soudain pour les croix et les cérémoniels occidentaux. Elle y avait vu une vengeance pour les siens, disparus suite à leur annihilation, leur condamnation à l’oubli, par les japonais. Sauf que tout ceci était amusant avant les guerres ouvertes entre panthéon. Même lorsque vous étiez une transfuge, une étrangère, au sein des vôtres, vous ne voyiez pas d’un très bon œil les conflits. D’autant que, d’une façon générale, elle détestait les guerres.

« En vacances » répéta-t-elle alors qu’il insistait sur une retraite qui n’existait pas. « Quant à y faire quelque chose, effectivement, mes moyens d’action sont limités. Néanmoins, j’aime comprendre les causes des événements, même lorsque ceux-ci me déplaisent. Et puis, il faut bien s’occuper » conclut-elle dans un léger haussement d’épaule. Peut-être que si elle n’avait pas autant souffert d’insomnie dernièrement, elle ne serait pas partie en chasse. Mais le fait était qu’enquêter lui avait permis de se concentrer sur du concret. Venir voir Lucifer avait été l’un des actes les plus impulsifs de sa longue vie, toutefois, vous savez ce qu’on dit : il faut une première fois à tout.

« Ce n’est pas certain. Ma venue ici est une exception à la règle formelle de discrétion que je m’impose » Révéler son visage au puissant Lucifer était une prise de risque qui n’était pas dans ses habitudes. Son besoin de chercher des réponses, couplé à ses insomnies qui duraient depuis plusieurs nuits, avait amené à mettre de côté une prudence naturelle qui avait moins à voir avec du manque de courage qu’avec un caractère réservé. Soo-Min n’aimait pas se faire remarquer, raison pour laquelle elle restait en retrait, même en temps que déesse. Elle accomplissait ses tâches et les humains la priaient par peur de ce jugement qu’elle apporterait jusqu’à Enma : n’aimant pas se faire remarquer, ce travail lui avait toujours convenu. Et elle était aussi d’un naturel compatissant, qualité utile lorsqu’il fallait parlementer avec les âmes, les consoler, avant leur dernier voyage. Enma était moins sensible : à voir Lucifer, ce devait être un trait indispensable pour diriger les enfers.

Elle ne releva pas le fait qu’il note l’information sur la vénération des asiatiques pour les diables et les démons. Soo-Min ne voulait pas perdre de vue la raison de sa venue or Lucifer était beau parleur, il créait des routes ça et là, déviait celle qu’elle voulait prendre… Voilà qu’il cherchait à l’amener à critiquer les autres divinités de la mort ! « Peut-être sont-ils trop occupés par les guerres entre Panthéons pour se charger des mortels… nous n’avons pas tous les mêmes priorités. Je suis devenue déesse pour accomplir ce travail, être en vacances n’est pas une excuse pour abandonner les âmes qui m’appellent » Elle n’était pas née déesse, elle l’était devenue. Un concept plutôt étranger aux occidentaux alors qu’il était fréquent en Asie. À force de la prier, elle était devenue l’égale de ceux pour qui elle travaillait au départ… et elle leur avait survécu. L’ironie de sa situation ne lui avait, bien évidemment, jamais échappé.

Bien que plusieurs objections lui vinrent au sujet de la piètre qualité supposée des récits des âmes, elle s’abstint de tout commentaire. Elle commençait à entrevoir ce qu’il devait y avoir de pénible à finir dans l’Enfer chrétien : rien à voir avec celui de la religion, et pas uniquement parce qu’ils y envoyaient tout le monde et pas uniquement les pécheurs. Lucifer semblait mépriser les humains… et, en même temps, les petites souris avaient affirmé qu’il était responsable du massacre récent. Elle ne devrait donc pas être surprise de lui découvrir cette insensibilité. Il fallait croire qu’elle avait encore un peu de mal avec le manichéisme de la religion du dieu unique… Pourtant, en d’autres circonstances, la percée verbale aurait pu lui plaire : après tout, elle était écrivaine dans cette vie, alors les maisons d’édition et leurs perles, elle connaissait…

« Dois-je en conclure que vous n’aimez pas le monde tel qu’il est ? » Elle serait bien en peine de répondre à cette question car, si elle détestait l’idée de la guerre et de morts se multipliant, elle n’éprouvait plus beaucoup d’affection pour ce monde dans lequel sa culture avait été annihilée à deux reprises et où elle avait dû abandonner jusqu’à sa nationalité. Les japonais la laissant plutôt libre de ses actes - même si elle réalisait depuis peu que c’était avec des visées moins innocentes qu’espérées – il n’y avait pas que du mauvais dans son quotidien, elle avait même réussi à avoir un véhicule coréen. Mais tout ce qu’elle avait aimé et connu avait disparu : une telle perte était difficilement oubliable.

Lorsqu’il lui annonça un conseil, elle en devina la teneur, mais le laissa parler sans l’interrompre. « Des menaces ? Comme c’est original » ponctua-t-elle à la fin de la tirade du diable d’un ton pince-sans-rire. « Une déesse de la mort craignant de mourir, ce serait un peu ridicule, vous ne croyez pas ? Par ailleurs, la disparition de mon ancien panthéon m’a confirmé une chose. Comme je suis aussi dans un bon jour, je vais vous la partager : les dieux n’existent que par le bon vouloir des humains. Ils nous oublient aussi vite qu’ils nous vénèrent. Si un panthéon clément leur tend la main et les persuade de détruire votre culte parce que vous, ou l’un des vôtres, avez décimé leurs proches et leurs amis, votre sort sera bien pire que la mort. Il n’a fallu qu’une petite centaine d’années pour faire disparaître le panthéon coréen… L’oubli est la réelle condamnation des dieux » Pas la mort. Même pas la définitive. Soo-Min ignorait quel était le plan des Monothéistes, mais en ces temps troublés, donner le mauvais rôle aux démons lui paraissait être un jeu de dupe : désormais, les mortels avaient conscience de l’importance de la foi par l’existence des dieux, ils auraient tout aussi vite fait de la retourner contre eux. Mais pour ce qu’elle savait de la religion chrétienne, c’était peut-être logique : puisqu’il y avait des méchants, il y aurait des sauveurs. L’Unique essayait-il vraiment de sacrifier ses enfants ? Tout ceci laissait la déesse pensive.

« Par ailleurs, je ne m’intéresse à cette histoire que d’un point de vue très égoïste. Il n’y que rien que je déteste plus, après les morts inutiles, que les questions sans réponse. Mon allégeance n’a rien à voir avec ma présence ici » Elle n’était pas là en tant que représentante des japonais. Elle ne comptait pas non plus aller leur dire ce qu’elle avait découvert durant ses nuits sans sommeil. À quoi bon ? Il y avait fort à parier qu’une bonne moitié des dieux de son panthéon ne portent pas plus de considération que le diable aux pertes humaines. S’en prendre à elle n’aurait par conséquent aucun effet sur les relations, mauvaises mais en statu quo, entre son panthéon et celui de Lucifer.

Il lui proposa un autre verre : « Tout dépend de si vous souhaitez ou non poursuivre cette conversation, il serait dommage de commander un verre si nous en avons terminé ». Elle n’avait pas exactement obtenu les réponses qu’elle était venue chercher mais ne possédait pas non plus les moyens de pression nécessaires pour le faire parler. Elle pourrait essayer de le manipuler avec son pouvoir, mais c’était dangereux : satisfaire sa curiosité ne valait pas un tel risque.

« En effet, bien que cela n’eusse pas été complètement prémédité. J’ignorais où me conduiraient mes recherches lorsque je les ai commencées » Soo-Min n’était pas du genre à pointer du doigt un panthéon plus qu’un autre lorsqu’un malheur arrivait. Son enquête avait été impartiale et avait eu le mérite de l’occuper assez longtemps pour combler quelques nuits sans sommeil. Son teint ne souffrait pas encore trop des affres de l’insomnie mais si les situations continuaient à aller de mal en pis, elle allait devoir investir dans de l’anti-cernes.

« Ou peut-être sont-ils juste tous trop pétris de leur importance. Or, cela n’a rien de nouveau, croyez-en une ancienne humaine qui a été divinisée sur un jeu de dupe. Les dieux ont toujours été ainsi, cela n’a jamais empêché de maintenir le Chaos à distance » Elle ne pensait pas, elle, être ce genre de déesse. Justement parce qu’elle se souvenait avoir été humaine et pourquoi, comment, elle était devenue ensuite déesse. Cela avait été un processus à la fois lent et rapide, de prières en prières, d’âmes conduites aux juges des morts en enquêtes pour leur verdict. Un jour, son âme avait quitté son corps pour rejoindre l’éther et elle s’était réveillée déesse dans une nouvelle apparence, assez proche de la première toutefois. Ce phénomène n’était pas rare en Asie, où l’idée du divin était un peu différente d’en occident. Toutefois, tout ceci était parti d’un marché destiné à sauver ses parents… elle ne savait pas, à l’époque, ce que la mort avait d’inéluctable, même lorsqu’on était un dieu.

« À moins qu’il ne faille respecter la foi qui nous a créés. Je suppose que nous saurons un jour laquelle de ces deux possibilités est exacte. Bien que n’ayant pour ma part aucun avis tranché, je ne crois pas que la peur soit un bon levier pour obtenir le respect. Ce qui nous menace, on a envie de le détruire, pas de le sauvegarder » Mais elle doutait qu’ils parviennent à tomber d’accord sur cette question. Comme sur toutes les autres. C’était moins une question culturelle cette fois que de personnalité : il n’avait pas fallu longtemps d’échange pour comprendre qu’ils étaient très différents. Ceci étant dit, ce n’était pas très étonnant : même dans son propre panthéon, il arrivait qu’elle dénote tant elle était flegmatique et froidement pragmatique. « Il est certain que cela prendrait plus de temps que pour le panthéon coréen, vous êtes plus largement implantés, mais ne dit-on pas qu’à cœur vaillant rien n’est impossible ? Un dieu avisé en vaut deux. » Être confiant, c’était bien, être TROP confiant, c’était dangereux. Bon, après, elle ne savait pas trop pourquoi elle essayait de lui faire entendre raison puisqu’ils seraient amenés à être ennemis. Pas ce soir, ce n’était qu’une conversation hors des conflits, mais à un moment ou à un autre, ils devraient s’affronter car ce n’était pas parce qu’elle détestait cette idée que la guerre entre les panthéons n’aurait pas lieu.

Pour l’heure, elle était venue satisfaire sa curiosité. Il était raisonnable de penser qu’elle ne pourrait pas juguler l’afflux de morts, juste veiller à ce qu’autant d’âmes que possible trouvent un chemin. Mais elle avait envie d’au moins savoir à quoi ce travail supplémentaire imprévu était dû. « Je connais ça, certains mortels pensent que les dieux de la mort la provoque, alors que nous ne faisons que la traiter une fois qu’elle les touche » De ce point de vue, elle pouvait comprendre : ce n’était pas très agréable de passer pour un assassin lorsque ce n’était pas le cas. Toutefois, quelque chose lui disait qu’il était loin d’avoir ses scrupules à elle et qu’il lui arrivait bien plus souvent de tuer. De là à causer directement un massacre de masse, peut-être pas. Il était pourtant pointé comme coupable et il devait y avoir raison.

Elle soupesa ses paroles, réfléchissant tout en sirotant son deuxième cocktail. « Je vois… donc vous n’avez pas provoqué directement ces morts mais vous gérer celui ou celle qui en est la cause… » Et qui était amené l’apocalypse ? Normalement, Conquête sur son cheval blanc était le premier à apparaître mais cela ne collait pas avec ce que les morts lui avaient raconté. « Le cheval rouge je suppose, les autres ne collent pas » Si elle mentionnait la couleur plutôt que le reste c’était pour sciemment ne pas glaner d’information sur l’apparence, le sexe ou la personne qu’était Guerre. Elle n’était pas venue pour espionner, aussi s’en tenait-elle à l’objet de sa visite.

« L’avantage d’être une ancienne humaine devenue une déesse de la mort c’est que je ne crains pas mon propre domaine de compétence. Je ne suis pas suicidaire, évidemment, mais la mort fait parti de la vie » dit Soo-Min avec sagesse, elle ne releva la menace sous-jacente que dans un second temps : « Et puis, si j’avais rencontré une personne moins civilisée que vous, elle aurait appris à ses dépends que je suis beaucoup moins inoffensive que j’en ai l’air ». Elle rendit son sourire à Lucifer. Tous les deux savaient parfaitement à quoi ils étaient en train de jouer derrière la façade de leurs bonnes manières, mais le message qu’elle envoyait restait clair : elle n’était pas venue pour se battre mais si on lui cherchait du mal, elle se défendrait. Sans approuver les excès de violence, sa rencontre récente avec les démons l’ayant conduite à Lucifer prouvait qu’elle n’hésitait pas à y avoir recours lorsqu’elle le jugeait nécessaire. Ce qui lui fit penser… « Oh d’ailleurs, à ce propos, il est possible que j’ai laissé sur le carreaux les petites souris. Mais elles sont vivantes : une fois qu’elles avaient parlé, les tuer n’auraient eu aucun intérêt » Puisqu’elle avait pris le parti de rencontrer Lucifer, que ces démons aient vu son visage et ses pouvoirs n’avait plus d’importance. S’ils cherchaient ensuite à se venger, et bien, qu’ils viennent.

« Hum… vous voyez donc la liberté d’un mauvais œil ? Je ne sais pas si j’apprécierais que les autres dieux m’empêchent d’agir à ma guise si l’envie m’en prenait » L’envie lui en ayant déjà pris puisqu’elle s’était éloignée de l’Asie pour cette raison. Les conflits qui y avaient eu cours après la Grande Révélation, les désirs d’expansion des siens, l’avaient dégoûtée. Ceci étant dit, elle n’était pas partie comme une voleuse non plus : elle avait demandé à la permission à Enma, son supérieur direct, et il la lui avait donné avec une mission à remplir. Bien que cette dernière ait perdu de son sens depuis que son panthéon avait envahi les slaves. D’où les insomnies. D’où l’enquête. Finalement on revenait à son problème de départ même à des milliers de kilomètres de distance.

Soo-Min n’ajouta rien quant à l’oubli, Lucifer était confiant. Un excès qu’il paierait peut-être un jour mais ce n’était pas son problème. Ce qui en restait un, en revanche, c’était les morts. Elle était venue pour eux, après tout. « Je ne vois pas bien ce que vous apporte le fait que les hommes s’entre-tuent. À ma connaissance, vous êtes le seul panthéon qui appelle à la morale tout en poussant les humains vers le vice. C’est peut-être culturel, mais j’ai beaucoup de mal à comprendre » avoua-t-elle avec une mine légèrement perplexe. Si cela n’avait que peu de rapport avec l’objet de sa visite, cela lui semblait naturel d’en parler à cet instant, vu la teneur de ce que venait de lui dire Lucifer. Il « poussait au vice » mais pourquoi ? La shinigami trouvait que c’était ridicule mais cela devait bien faire parti d’un plan, quelque chose, non ?

Puis ils en vinrent au sujet principal. Soo-Min était à peu près certaine d’avoir obtenu la réponse qu’elle cherchait mais elle laissait la conversation se poursuivre parce qu’elle était polie d’une part et n’avait pas terminé son deuxième verre d’autre part. « Cela correspond à ce que j’ai lu, en effet » commenta-t-elle avec sobriété mais sans surprise : elle avait lu des passages de la Bible et tout récit religieux avait toujours un fond de vrai. « Je suis à peu près certaine qu’il ne s’agissait pas du Cheval Blanc, j’en reste toutefois surprise : je croyais qu’il y avait un ordre dans l’apparition de ces créatures. C’est du moins ce que laisse entendre les textes » Et peut-être était-ce en ceci que la Bible se trompait.

« Les occasions ne manqueront probablement pas » admit-elle en toute sincérité mais sans la moindre trace de peur. Leurs panthéons étaient ennemis, et à dire vrai, celui de Lucifer avait un peu tout le monde à dos. S’il y en avait bien qu’elle était sûre d’être obligée d’affronter, ce serait les Monothéistes : en Asie, leur apparition avait été vu comme un affront. Alors que Soo-Min voyait d’un plus mauvais œil la foi que les hommes avaient en la « modernité » et ses tentations. Dans le fond, en dehors de sa politique très hiérarchisé, la religion de l’Unique n’était pas si différente des autres. Pas au point d’en prendre ombrage du moins.

« Douce je ne sais pas… plus rapide peut-être » Une fois qu’elle avait obtenu ses réponses, elle ne torturait jamais pour le plaisir. Si elle avait vu une utilité dans le fait de les achever, elle l’aurait fait vite et sans douleur. Naïvement sans doute, elle avait cru que Lucifer préférerait retrouver ses sous-fifres entiers : elle avait dû se tromper au vu de ce qu’il venait de dire.

Elle l’écouta ensuite parler de la liberté et du chaos. Bien que cela la fisse suivre le cours de ses propres pensées, et mener une sorte de réflexion sur son propre rôle divin – était-elle libre ou non ? Vaste question – elle n’offrit aucune réponse supplémentaire, se contentant d’acquiescer pour signe qu’elle avait compris. Quant à la suite… « Nous n’avons ni bien, ni mal par chez moi. Même nos enfers ne sont pas pensés de cette façon : tout le monde doit s’y rendre un temps, même si seuls les meilleurs pourront en sortir » pour se réincarner, du moins était-ce la croyance du shintoïsme car même les dieux ne pouvaient pas savoir ce que devenaient les âmes une fois qu’elles avaient été autorisées à entrer dans la roue. Pour cette raison, Soo-Min ne pouvait plus faire revenir les âmes de ses parents, ou celles de ses enfants, ils étaient tous hors de sa portée depuis longtemps… pour le meilleur, espérait-elle.

«Intéressant... » il y avait donc une sorte de recette magique, uniquement connue des sbires de l’Unique. Elle ne ferait rien de cette information, puisque comme elle l’avait dit elle n’était pas là pour espionner, mais cela restait toujours bon à savoir. Satisfaire sa curiosité avait été le but de cette visite, elle l’avait en grande parti atteint : peut-être arriverait-elle à dormir un peu grâce à ça. Les insomnies commençaient à lui courir sur le système, et elle était pourtant quelqu’un d’assez pondéré ! « En effet, d’autant que je suis attendue ailleurs » Elle regarda sa montre : elle devrait avoir tout juste le temps de rentrer et de se changer avant de rejoindre la soirée à laquelle on avait estimé qu’il était essentiel qu’elle se rende. « Merci pour cette charmante conversation, quant à vos conseils, je tâcherais de m’en souvenir, mais l’Apocalypse sait sûrement trouver la Mort, même lorsqu’elle s’habille en haute couture » Soo-Min sourit poliment à Lucifer et après une légère inclination issue des bonnes manières de son pays d’origine, elle sortit de l’hôtel. Elle rentrerait tôt après la soirée, elle devait dormir, une journée entière ce serait parfait ! Et sur cet élan fugace d’optimisme, elle s’éloigna pour de bon du repaire de Lucifer.