Business and food

Chose promise, chose due : je rencontre Soo Min sur les vieilles terres slaves, afin de négocier une entente avec les Slaves et, par extension, avec les Nordiques. L’inverse se vérifie tout autant, tant les deux panthéons sont étroitement liés dans ce même combat. Cependant, personne n’est naïve. Je vais tout naturellement prêcher ma paroisse avant tout. Je suis en première ligne de ces échanges, et je n’ai absolument rien pour contrer les caprices potentiels d’une parfaite inconnue qui peut être autant une divinité qu’une créature ! Je considère que les avantages que je retirerai pour mon propre panthéon est un juste paiement pour les risques encourus, allant d’être transformée en une bête ou être maudite à vie !

Pour la peine, j’ai sorti le gros lot ! J’ai fait appel à mes connaissances sur les terres polonaises pour m’arranger une table de choix dans un restaurant tout aussi sélectif ! Là ou certains attendent des mois, je n’ai qu’un simple coup de fil à passer ! Il y a bien des avantages d’avoir une multitude de fidèles, m’adorant davantage que les divinités qu’ils prient ! Quoi que je dise, ils y croient. Quoi que j’exige, ils obéissent ! Ce sentiment de puissance et de contrôle est aussi grisant qu’électrisant. J’envie tant ces divinités qui s’abreuvent de l’amour des Humains. Si seulement il m’était possible de me transformer en une déesse !

Cette condition va au-delà de l’immortalité. Il est question de réincarnation et de renouveau ! Le corps n’est plus une barrière. L’âme n’est plus un boulet. M’enfin, je préfère revoir mes attentes à la baisse. Ceux qui peuvent, potentiellement, me permettre d’atteindre un tel état sont des Djinns ou cette créature apte à exaucer des souhaits au sein de notre propre panthéon ! Sauf que je me méfie des souhaits. Les mots utilisés, la tournure des phrases … tout peut se retourner contre soi. A vie. A tout jamais. Il est hors de question que je me trimballe une telle poisse jusqu’à la fin des temps !

J’arrive plus tôt que prévu, pour vérifier que tout est en ordre. La table est un tantinet isolé des autres. J’en suis ravie. Je n’aime pas que des oreilles indiscrètes s’invitent aux discussions. Quant au menu, le choix est restreint mais varié. Vegan, végétarien, amoureux de poisson ou de viande … il y a un plat pour chaque profil. Il y a aussi la possibilité de commander à la carte mais j’aime moins. Généralement, les menus avec plusieurs services sont équilibrés et se complètent. Sélectionner ses propres mets revient à, potentiellement, gâcher une expérience gustative.

Finalement, la belle asiatique se présente, détonnant considérablement avec la population locale. Je l’accueille d’un large sourire et lui tends la main.

- Mademoiselle Kim, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation et de vous être déplacé jusqu’ici. Comment était le voyage ?, m’enquis-je. J’avais tout organisé pour elle – et avec son agent. Avion, voiture, chauffeur, hôtel … Et le meilleur du meilleur à chaque fois. Je pense que vous me connaissez maintenant, mais je souhaite m’introduire convenablement. Je suis Tatiana Dourov, prêtresse au sein du panthéon slave, président principalement les rites de la Déesse Morana, divinité de l’Hiver, de la Mort et des Cauchemars. Je suis également sa fille.

Sur ces mots, je ne dis plus un mot, me contentant de prendre place et de l’observer. Que va-t-elle faire ? Se présenter en tant qu’humaine tournée uniquement vers le coaching personnel, ou révéler sa véritable nature.

A qui ai-je l’honneur ?
Je veux savoir.

Il y a bien longtemps que je ne m’étonne plus de la jeunesse propre à certaines divinités antédiluviennes. Ma mère m’a expliqué qu’en prenant possession d’un corps – communément appelé « enveloppe » ou « véhicule » -, l’essence divine apporte des changements : insensibilité aux maladies, ralentissement drastique du vieillissement et résistance accrue du corps. Ainsi, Ogushin peut paraître aussi fraîche qu’une demoiselle de la vingtaine, mais elle a potentiellement un bon millénaire d’existence ! Qui sait !

- Je ne savais pas que les panthéons pouvaient être assimilés, soufflais-je, d’un ton plein de surprise. Je suis honorée du temps que vous m’accordez. J’espère que cet entretien vous convaincra suffisamment pour prolonger votre séjour sur ces terres slaves et rencontrer ceux que je sers avec diligence et fidélité, indiquais-je. Lors de cette soirée mondaine, mon seul objectif était de piquer votre intérêt, et curiosité. Il m’a semblé inapproprié de me montrer franche avec vous au milieu de tant de monde. D’une part, il y a ce risque de mettre à mal votre identité dans un contexte extrêmement compliqué et tendu. D’autre part, nous ne conduisons pas de négociations ou pourparlers à la va-vite, expliquais-je tranquillement.

Je m’empare enfin des menus et des cartes et commence à les parcourir du regard.

- Avant que nous commencions, que diriez-vous que nous commandons ? , proposais-je. Le vin rouge « signature » est excellent, ici. Autrement, le Riesling est également très bon, suggérais-je.

Un serveur ne tarde pas à arriver, présentant les différents menus et glissant quelques suggestions en termes d’apéritifs. Aussitôt qu’il s’interrompt, je lui transmets ma commande. Je ne reprends la parole que lorsqu’il nous abandonne.

- Les panthéons slave et nordique travaillent main dans la main pour affaiblir l’influence écrasante du panthéon monothéiste. Si les Anges et les Démons ont une influence considérable sur tout le globe, le nombre peut avoir raison d’eux. L’Unique sera dans l’impasse si les panthéons dits païens s’unissent. Imaginez que slave, nordique et japonais forment une alliance, vous pourrez inspirer ou conforter d’autres panthéons à vous rejoindre dans cette guerre comme les hindous, les vaudous ou les greco-romains. Vous ne serez plus seuls contre une force écrasante, dis-je, calmement.

Je m’interromps encore.
Le serveur apporte des amuses-bouches et nous les présente.
Il s’éclipse aussitôt.

- Les ennemis se multiplient, en prime. Les Tuileries ont montré que les Humains s’organisent pour mettre fin au règne de divinités. Ils ont déjà tué Zeus, le condamnant d’une mort véritable. Vous savez tous cela, évidemment, conclus-je.

Je me tais et profite de ce premier service.

- Madame Kim, j’ai pour mission de vous convaincre à rencontrer un représentant de l’un ou de l’autre des panthéons et à envisager de rallier les vôtres à notre cause. Au vu de tous les conflits qui secouent ce monde et qui touchent à tout le monde, les miens ont craint que la présence d’une divinité vous crispe ou vous pousse à la méfiance. Ils ont jugé plus sage de m’envoyer, moi qui suis qu’humaine mais loyale. Je vous prie de noter que c’est ma première rencontre diplomatique avec une dame de votre rang et je vous prie d’être indulgente à mon égard. Je ne suis pas encore familière à tous les usages propres à ce type d’entretien, conclus-je.

Je me tais, attendant avec une certaine impatience – et appréhension – ses premières réactions.

La simple idée que ma mère puisse être effacée m’effraie, et me perturbe. Comment est-ce qu’une divinité aussi fière, féroce et forte à la fois peut tout simplement tomber dans l’abîme des Mémoires et de l’Histoire ? Comment est-ce que l’Humanité peut oublier de telles personnalités, contes, mythes et croyances ? Aussitôt, l’évidence me frappe avec Ogushin. Les divinités ne sont pas infaillibles aux ravages du temps ; non plus. Leur destin est intimement lié aux nôtres. Malgré moi, je reconsidère la question de ma propre immortalité – ou plutôt ; désir d’être immortelle. Supposons que j’arrive à atteindre un tel objectif, quel en sera le coût et, surtout, le petit piège ? Il y a toujours une clause cachée à ce genre de jeu et pari. Autrement, où est le jeu et le piment ?

- Les divinités slaves et nordiques sont extrêmement flexibles. Nous avons bien des représentants sur le sol français ou prêts à faire le déplacement pour vous. Il en sera de même pour le panthéon nordique, j’en suis persuadée, lui assurais-je.

La brunette me pose une question vis-à-vis de celle qui nous a interrompu.

- Malheureusement, je ne la connaissais pas personnellement. Je l’ai bien aperçu à une ou deux reprises, dans le cadre des missions données par les Nordiques. Je suppose donc qu’elle est au service de ces derniers, mais a jugé bon de ne jamais véritablement révéler son identité ou sa nature à ma personne.

Je réponds franchement à toutes ses questions. La confiance débute par une bonne dose de transparence.

- Je suis une prêtresse au service du panthéon slave, Madame Kim. Je peux être une simple humaine avec toutes ses faiblesses, mais je ne manque ni de courage, ni d’intelligence. J’ai l’audace de croire qu’il a été judicieux de me choisir comme interlocuteur pour ces préliminaires. Nous pouvons continuer cette discussion interrompue, et vous éviter un nouveau rond de jambe avec un nouvel interlocuteur.

Le serveur revient, avec la bouteille. Il remplit bien vite nos coupes et s’éclipse.

- Avant que vous ne quittez la Pologne, et si ce n’est pas très indiscret, je serais ravie d’entendre votre récit, susurrais-je, cachant avec difficulté ce soudain intérêt pour son parcours.

Comment est-elle passée de simple humaine à une divinité qui traverse les siècles, voire les millénaires ? Qu’a-t-elle fait ? Plus important, pourrais-je répliquer la méthodologie ?

- Le panthéon slave travaille assidument pour repousser, voire éradiquer, l’influence du panthéon monothéiste sur nos vieilles terres slaves. Le panthéon nordique nous fournit une aide incommensurable dans cette tâche-ci. En contrepartie, le panthéon nordique soutient le panthéon slave dans ses propres combats ou l’extension de son influence sur l’Europe du Nord. Je pense que vous avez eu vent que le gouvernement allemand a lancé des pourparlers avec notre allié nordique, expliquais-je. Ni les slaves, ni les nordiques ne comptent baisser les bras vis-à-vis de la question monothéiste. Nous pouvons mettre à profit nos ressources et nos efforts pour mettre fin, enfin, à la domination écrasante du panthéon monothéiste, proposais-je. Je vais être franche, avec vous. Personne ne s’attend à une alliance nordique, slave et japonaise. Nous attaquerons donc d’une façon totalement inattendue et, surtout, là où nos ennemis communs ne s’y attendent absolument pas. Nous aurons l’avantage de la surprise et, à terme, l’avantage du nombre.

Le service commence et les plats s’enchainent au fil de la conversation.

- Faites-moi part de vos exigences exactement. Est-ce que le panthéon monothéiste est votre seul problématique ?

- Dès la fin de notre rencontre, je vais organiser une rencontre entre vos représentants, ceux du panthéon nordique et ceux du panthéon slave. Dans le cadre de ce projet, acceptez-vous que je partage vos informations de contact, ou alors celles d’une personne de confiance, afin de pouvoir discuter des agendas des uns et des autres et trouver un lieu et un moment approprié ?

A cet instant-ci, je m’interroge sincèrement sur les réunions divines. Certes, ils ont un corps en chair et en sang. Ils ne peuvent pas subitement s’évaporer et atterrir dans une dimension parallèle. A moins qu’un divin a une telle capacité et en fasse bénéficier autrui. Malgré moi, mon imagination s’enflamme et s’embrase, concoctant mille et une scénarios dans mon esprit.

- Si je ne peux pas parler au nom du panthéon nordique, je puis vous assurer que je toucherai personnellement un mot à la divinité en charge du panthéon slave, Chernobog, dit le Dieu Noir.

Inconsciemment, mon ton se fait plus respectueux et grave. Mère m’a tant inculqué le respect des divinités – et en particulier celles de notre panthéon –, que j’ai développé naturellement cette attitude. Elle est incontrôlable, imprimée jusqu’à la moelle et potentiellement à mon ADN même. J’aime penser que si j’ai des enfants, car je ne peux qu’en avoir, ils hériteront de certains de mes traits. N’est-ce pas ce qu’on appelle la mémoire génétique ? A moins que je ne me trompe totalement, et la déception n’en sera que très grande.

Retrouvant un semblant d’aplomb, j’écoute le récit de la dame avec attention. Ainsi, son aventure a débuté avec une faveur mortelle et un pacte divin. Il n’est pas aisé d’obtenir un tel don de quiconque. Moi-même, je suis fort étonnée que ma mère a daigné à un tel acte avec moi. D’une part, une bénédiction ou une malédiction draine de l’énergie divine, d’autre part, les conséquences peuvent être souvent fâcheuses pour les deux parties (une hyper dépendance, une engeance insupportable etc ….).

Monothéistes et Déicides reviennent sur le tapis. Je ne peux qu’acquiescer à ses propos.

- Les Déicides me semblent un danger encore plus mortel. Ils peuvent se cacher au sein des cultes durant des jours, semaines, mois, voire années, récupérer des informations précieuses et, surtout, attaquer de façon brutale, impromptue et soudaine. Ils sont difficilement détectables. A moins d’essayer d’introduire nos propres espions …

Je ne suis pas chef de guerre, ni divinité centrale d’un panthéon. Je ne suis qu’une prêtresse à qui l’on donne quelques missions mystérieuses, ou claires, et qui doit les accomplir au mieux de ses capacités. L’échec est rarement toléré par les miens. L’erreur n’est donc pas permise.

- Quant aux Hindous, je ne suis malheureusement pas assez compétente pour juger. Si vous ne vous intéressez qu’aux affaires des morts, je ne le suis que par la Foi des Hommes. Je les décèle, je les ravive, je les convertis, je les entretiens. Ce que les Divins ou les Humains font avec ne sont pas de mon ressort.

Je m’interromps quelques instants, repensant à mes dernières missions.

- Il semble que de nouvelles tâches me sont confiées dans cette guerre. Tout change.

Les plats se sont enchainés durant notre discussion et nous voilà au dessert.

- Que diriez-vous que nous changeons de sujet ? Vous et moi ne pouvons pas décider davantage des termes et des objectifs de nos panthéons respectifs. Vous pourriez, par exemple, m’expliquer votre choix de métier. En temps ordinaire, une divinité a un emploi proche de ses fonctions. Or, vous écrivez des livres sur le développement personnel. C’est atypique.

La conversation pourrait se poursuivre, jusqu’à l’heure du départ.

- Je serais ravie de vous introduire aux littératures et aux us et coutumes et croyances propres au panthéon slave. Je vous ferais parvenir les PDF en ma possession, ainsi qu’une liste d’ouvrages ou d’articles après notre entretien.

Je me note également de faire mes propres recherches vis-à-vis de ce panthéon asiatique. S’il devient l’allié du panthéon slave et nordique, alors les interactions seront plus nombreuses et fréquentes. Il est plus facile de négocier ou de discuter avec une personne si on montre de l’intérêt pour sa culture et, dans le cas de divinités, ses attributs et sa mythologie. C’est une preuve de respect et de savoir-vivre. Surtout, nous évitons de désastreuses bourdes qui peuvent froisser l’égo ou les sentiments de notre interlocuteur, comme gueuler « Bonsoir Marseille » alors que nous donnons un spectacle à Paris ou  que les Japonais et les Chinois sont les mêmes.

- Depuis la Grande Révélation, il y a un regain d’associations ou de cultes à but religieux ou, au contraire, à but non religieux. Il y a ceux qui voient aux divinités qu’une belle imposture et ceux qui jurent qu’il faut les combattre. Jusqu’à récemment, j’ai jugé que les premiers peuvent être troublés à raison avec tous nos appareils technologiques et que les seconds sont simplement de gros allumés. J’ai eu tort. Comme toute organisation, ils ont besoin de recruter. Ils ont donc, forcément, des méthodes, voire un vivier. A nous de faire preuve d’imagination sur ces questions-là.

J’ai déjà réfléchi à la question et j’ai quelques pistes à soumettre à mère, voire au Dieu Noir. Je ne sais pas lequel sera le plus réceptif à mes propositions. Au besoin, je peux toujours contacter ce nordique qui m’attribue régulièrement des missions particulières, sans explication claire.

- Officiellement, je suis une artiste du cirque et, plus précisément, une magicienne. Mes fans les plus assidus savent que je prie les dieux slaves. Je reste discrète autant que possible, mais je ne me cache pas pour autant. Si on me pose la question, je réponds honnêtement. Si on ne me la pose pas, j’évite de hurler cette vérité sur tous les toits.

Je m’interrompe quelques minutes, réfléchissant sur mon rôle de prêtresse.

- Officieusement, je suis une prêtresse qui aide et qui préside à différents rituels, surtout ceux qui concernent ma mère, Morana. Elle m’a initié à ce monde dès mon plus jeune âge. J’ai été en contact avec la nature, j’ai rencontré quelques divinités et j’ai surtout beaucoup voyagé pour rencontrer des croyants ou des communautés de croyants.

Je me rappelle encore de ces longs voyages dans les confins froids ou déserts de certains pays, de ces rencontres avec des personnes splendides ou sordides ….

- De fil en aiguille, de bouche à oreille, je suis devenue la prêtresse d’une communauté de fidèles. J’ai développé un certain flair à dénicher ceux qui peuvent être sensible à la question de la Foi. Je m’assure aussi qu’une certaine discrétion est observée. Il n’est pas question d’avoir honte, mais d’éviter de malheureux incidents dans un monde où une allégeance peut coûter cher.

Après tout, nous ne sommes pas tous immortels.

La conservation est faible avec l’Ogushin. Soit nous avons une bonne affinité, soit elle est maitresse dans l’art de la conversation et des faux-semblants. L’avenir me dira bien vite ce qu’il en est ! Toujours est-il que je préfère être optimiste. Cette alliance a une chance et j’ai le grand honneur d’en être autant actrice que spectatrice.

- J’ai grandi entourée de légendes et de mythes. A l’age ou les garçons et les filles abandonnent rêves et fantaisies, je m’y suis accrochée. Il y a bien une part de Foi, j’ai cru et prié en ma mère bien avant qu’elle ne me montre ses talents. Il y a aussi une part de preuves, ayant été témoin d’autant de miracles que d’atrocités. Je sais quelle est ma place, quelles sont mes faiblesses et quelles sont mes forces. Si je veux survivre dans la cour des grands, soit les divins et les créatures, j’ai à ruser.

Un court instant, je pense à mes propres dérives et excès.

- Je parais bien sage avec mes grands discours. Ne vous trompez pas pour autant. Malgré que je sois consciente du danger, j’ai quelques défauts. Par exemple, j’ai appris à ne pas craindre et fuir la mort, mais non la pourchasser pour autant. Disons que si je juge qu’une opportunité est à prendre ou qu’une situation est à vivre, je ne pense pas aux risques mais davantage à ce que cette expérience me procure. Si ce plaisir ou les avantages retirés ne vont pas à l’encontre des intérêts des miens, alors je ne me retiens pas et je fonce.

Audacieuse pour certains, stupide pour d’autres, j’ai bien eu droit à autant de critiques que d’éloges. Je me fiche, s’ils ne sont pas donnés par mes parents. Je ne me fis qu’à leur avis.

- J’aimerai vous dire que je suis désolée, ou encore toutes vos condoléances. Mais je crains que c’est trop tard, ou trop creux.

L’Ogushin avoue avoir été mère. Si l’expérience a été splendide, la finalité n’a été qu’amertume. Mon propre visage s’assombrit. J’ai déjà envisagé ce scénario, celui ou je disparais un beau jour. Qu’adviendra-t-il de ma tendre mère ? Sera-t-elle inconsolable ? Est-ce qu’elle aura une prêtresse pour la soutenir, la protéger, la maintenir vivante et existante ?

- Je n’ai pas peur de mourir. Ma seule crainte est que l’existante de ma mère est menacée par le manque de Foi ou par ces nouveaux tueurs de dieux. Mais j’ai espoir, dorénavant. Avec la grande révélation, la Foi brille plus fort que jamais. Je vais pouvoir trouver une prêtresse convenable à ma mère. Alors, je n’aurais plus rien à craindre. Absolument rien.

Mon ton est sincère.

- J’ai passé toute mon enfance dans ses jupons, à apprendre les rites et les cultes associés à son nom mais également à ceux de ses frères, sœurs et parents. Jusqu’à mes études universitaires, j’ai vécu avec elle. Ensuite, j’ai quitté la maison ou, plutôt, son entourage. J’ai beaucoup voyagé. Mais, nous nous revoyons aussi régulièrement que possible, au moins aux dates importantes, celles des célébrations.

Ma relation avec ma mère est particulière. Mère-fille, divinité-prêtresse, Morana ne se mêle pas de tous les aspects de ma vie et moi-même je prends garde à ne pas oublier ma place respective. L’équilibre à maintenir peut paraitre ardu, mais nullement. Nous avons trouvé nos repères et nous nous y complaisons considérablement.

- Etes-vous souvent sorti hors de vos frontières ? Si oui, est-ce indiscret de vous demander à quelles périodes ?

La curiosité me ronge, quelque part.

La discussion avec Soo-Min est extrêmement fluide.

Est-ce en raison de ses nombreux métiers, tant officiels qu’officieux ? Une entité à la fois autrice de livres sur le développement personnel et divinité psychopompe a une conscience aigue de la nature humaine – ses désirs, ses peurs, ses regrets, ses ambitions. Dans ce cas-ci, je suis bien curieuse de savoir ce qu’elle peut voir en moi. Est-ce qu’elle décèle les ténèbres qui m’engloutissent à chaque pas et à chaque décision ? Est-ce qu’elle saisit les excès dans lesquels je me plonge et me complais ? Est-ce qu’elle voit cette folie stupide qui m’anime dès qu’il est question d’immortalité et de spiritualité ?

A moins que je ne m’égare. Il se peut que je sois simplement à l’aise car elle partage un même domaine que ma tendre mère. Toutes deux psychopompes, toutes deux liées à la Mort – ou incarnant la Mort -, toutes deux aussi empathiques que pragmatiques avec l’Humanité. Si la Mort effraie, elle fascine également l’Humanité. Qu’est-ce qu’il y a par delà la vie et la mort ? Qu’est-ce qui existe ? Qu’est-ce qui peut être conquis là-bas ? Certains cultes invitaient à l’évisceration pour conserver les organes, d’autres à entourer le défunt de ses gardiens, et encore d’autres à entourer d’offrandes. Et puis, il y a ces cultes qui invitent à la nudité totale, enterrée d’un linceul seulement ou brûlée jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cendre.

- Je ne sais pas si elle est fière de l’adulte que je suis, mais elle est de la prêtresse que je suis. Je prends grand soin que tout défaut que j’ai n’entâche pas ou n’entrave pas ce rôle. Je peux accepter bien des échecs ou des déceptions, mais pas celui de faillir à mon rôle de prêtresse pour ma déesse et, par la même occasion, ma mère.

Je l’écoute parler de ses voyages. Je ne l’interromps pas jusqu’à ce qu’elle me questionne.

- Dans mes jeunes années, j’ai surtout visité les pays où les cultes slaves ont encore perdurés et où l’hiver est aussi craint que respecté. J’ai appris auprès de ces communautés, à suivre leurs rites, à écouter leurs récits ... Après l’université, mon métier officiel, soit artiste de cirque, m’a amené à voyager davantage dans les mégalopoles. J’ai fait bien des sauts dans quelques villes, mais je ne suis jamais restée assez longtemps pour visiter. Le passeport russe rend l’obtention de quelques visas extrêmement difficiles.

Si les pays libres apprécient mes spectacles, ils sont tout aussi impatients de me jeter hors des frontières dès que je termine mes tours de magie.

- La France et, plus particulièrement Paris, a été mon rêve de toujours. Les livres, les films, les séries… je n’ai tout simplement pas résisté à son appel. Si la ville n’est pas aussi magique que dans mes rêves, elle n’en reste pas moins sublime à mes yeux. Je suis heureuse d’y être, d’avoir ce fameux visa pour y vivre. Avez-vous des problèmes similaires ? A moins que vous avez la combine parfaite, développée au fil des années.

Qu’il est étrange de parler de visa et de droit de séjours à une divinité.

- J’aimerai faire un road trip de la cote ouest des Etats-Unis. Las Vegas, Los Angeles, le Grand Canyon, Yellowstone, San Francisco. Et finir ce grand tour par un séjour aussi inoubliable que dingue à New York … Je suis curieuse. Mais c’est difficile de s’y rendre et, surtout, de s’absenter sur une si longue période en ces temps extrêmement troubles.

Dès qu’il n’est pas question de rites slaves, je ne suis pas une demoiselle extrêmement spirituelle ou orientée vers la nature. J’aime les mégalopoles, la fête, les jeux, les risques … Cependant, quel intérêt de rêver de telles choses quand le monde brûle, que les Fois se disputent, que les divins s’adonnent à une guerre sans merci ?

- Si je ne suis pas un élément essentiel, je reste une prêtresse utile, loyale et dévouée ; A défaut de faire une véritable différence dans ces conflits, je veux trouver et convaincre les acteurs les plus importants à soutenir la cause des miens. Et jusqu’à ce que je rejoigne les terres mortuaires de ma mère, je m’amuse au mieux, je cherche mon plaisir.

J’avale un peu de mon vin. Je n’ose pas lui demander quels sont ses hobbies pour la simple et unique raison que je suis bien incapable de révéler les miens. Ils sont trop particuliers et intimes à la fois.

- Je me sens particulièrement à l’aise avec vous. Je ne doute pas qu’un voyage à vos côtés doit être agréable.