Life is Fun

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J’avais suivi mon fiancé à l’un de ses voyages d’affaires. Bien que je ne fusse pas quelqu’un de particulièrement docile, il s’agissait ici d’une part de mon boulot. L’intérêt d’une potiche était d’être montrée. Pas que mon fiancé ne m’aime pas - il était littéralement en adoration devant moi ! - mais je lui coûtais très cher, aussi s’attendait-il à un minimum de retour sur investissement. Le soir, je l’accompagnais rencontrer ses partenaires en affaire. La journée, je vaquais à mes occupations. Dans la mesure où je n’avais pas besoin de me trouver d’en-cas très consistants, pas avec une proie régulière à mes côtés, mes journées étaient remplies par du shopping et des verres payés par des inconnus. Être belle encourageait si bien ma radinerie que cela faisait des mois que je n’avais pas touché à mon propre compte en banque !

J’étais justement en train de me faire payer mon repas par un mâle hypnotisé par mes charmes quand une rouquine arriva et le poussa à sortir de table. Ils discutaient un peu plus loin, à portée de regard. Je me demandais ce que tout ceci signifiait : j’avais pris le plat le plus cher, autant dire que je ne comptais pas avoir à passer ce caprice en notes de frais.

La réponse ne tarda pas. Une aura familière s’approchait et je reconnus mon cher Belzébuth avant même qu’il ne prononce une parole confirmant son identité. « Toujours là pour distraire mon seigneur de l’enfer préféré » J’avais eu de nombreux amants parmi les divins assujettis à Lucifer. Prétendre que Belzébuth était mon préféré tenait en partie de la flatterie, le fait étant pourtant que je l’appréciais. Nous nous amusions bien ensemble… quand nous nous croisions.

Jetant un coup d’œil vers l’homme qui m’avait invitée et la rousse, j’affichai un sourire carnassier laissant deviner mes intentions avant de me lever avec une lenteur calculée. Je contournai la table et m’assis sur les genoux de mon ami, les bras autour de son cou. Ma robe blanche, qui laissait peu de place à l’imagination, remonta sensiblement sur mes cuisses. Je ne pris pas la peine de la baisser : plus j’en montrais, plus la rousse se rendrait compte de l’écart incommensurable entre nous.

En effet, je n’aimais pas la manière dont elle me toisait. Sans doute se croyait-elle spéciale pour le Seigneur des Mouches, alors qu’elle n’était qu’un insecte qu’il aurait pu écraser sans même se fatiguer.  Ma main glissant du cou de Belzébuth vers sa joue, je la caresse avec un sourire charmeur puis, comme il s’y attend sûrement, je l’embrasse. Les succubes ne s’encombrent pas de gêne pour l’intimité mais même sans l’excuse de ma nature, je n’ai aucune raison de ne pas agir ainsi. C’est un jeu entre nous et il dure depuis des générations oubliées par les deux mortels qui nous observent avec contrariété. « Je me porte plutôt bien » commençais-je lorsque nos lèvres se séparèrent, mon souffle encore sur le sien « Et toi ? Te sens-tu moins seul maintenant ? » Je m’éloigne de quelques centimètres, position plus naturelle pour discuter.

« Tu vas sûrement me devoir mon repas : j’aimerais autant que mon fiancé ne sache pas que je suis venue manger ici en son absence » Mon expression se teinta d’amusement : n’était-il pas drôle d’évoquer un engagement sans valeur avec un amant plus que millénaire ? Les humains ne se rendaient pas compte de la duperie. Encore qu’il faille désormais se montrer prudent. Depuis qu’ils savaient que nous existions, nous ne pouvions plus jouer en arrière plan sans même qu’ils nous remarquent. Là était la raison de mes fiançailles : cachée derrière mon fiancé en parfait trophée, je suscitais moins d’interrogation que lorsque j’étais une hôtesse à succès. Ma beauté était parfaite. Mais elle était surnaturelle. Je devais rester sur mes gardes si je ne tenais pas à finir au bûcher.

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« Tu peux te sentir flatté » approuvais-je en jouant distraitement avec l’une de mes boucles d’oreilles. J’étais presque sincère. Si j’avais dû choisir un préféré, il aurait été en bonne place, mais j’évitais soigneusement d’établir ce genre de classement. Cela allait avec mon désir de ne plus jamais m’attacher à quiconque. On pourrait me rétorquer qu’il y avait peu de risque que le sort subi par Lucrèce touche Belzébuth, et c’était vrai puisque lui aussi était immortel. Ceci étant dit, aucune succube saine d’esprit ne s’attacherait à un serviteur de Lucifer : pour peu que nous ayons réellement un cœur, celui-ci en serait brisé à coup sûr. Merci mais non merci, j’avais déjà donné. Mes amants infernaux avaient tous dans mon cœur cette même place interchangeable et sans importance qui permettait que je sois heureuse de les voir sans que leur absence ne me peine en aucune façon.

Après m’être installée sur ses genoux et l’avoir embrassé – les protections émotionnelles n’empêchaient pas le plaisir ! - mon doigt suit le tracé de son cou d’un air gourmand. Je n’ai pas vraiment faim, et j’évite de me nourrir des divinités. Trop dangereux. Surtout qu’ils ne peuvent pas tomber sous mon emprise. Pas magiquement en tout cas. Mon expression n’était, par conséquent, que le résultat de mon plaisir de le revoir. Ces retrouvailles brisaient la monotonie du quotidien. Il était bien morne depuis que je devais jouer les potiches ! « Je le conçois, ça m’étonnerait que la rouquine assure autant que moi au lit » Un petit sourire narquois passa sur mes lèvres avant que je me penche de nouveau sur lui avec plus de tendresse « Mais tu m’as manqué aussi » D’une certaine manière, qui m’était propre, c’est à dire que ce qui me manquait le plus n’était pas forcément les échanges verbaux : les humains étaient plus souvent de la nourriture qu’ils n’étaient agréables. Heureusement, je savais trouver mon plaisir en toute situation : des siècles d’entraînement pour atteindre ce niveau !

J’ignorais s’il me devait vraiment le repas que j’avais commandé mais ça m’arrangeait qu’il ne chipote pas à ce sujet. Moins mon fiancé en saurait sur la manière dont j’occupais mon temps libre, plus longtemps il pourrait me servir de couverture. « Deux jours. Je ne reste pas longtemps, j’accompagne l’humain dans ses voyages d’affaire. Il est très généreux... » Pour prouver mes dires, je lève ma main sur laquelle brille ma bague de fiançailles et son magnifique diamant. « Et plutôt endurant, ce qui ne gâche rien » conclus-je avec malice à ce sujet avant d’enchaîner. « Le reste du temps, je suis à Londres. Je travaillais dans un bar à hôtesse mais j’ai changé de carrière récemment : j’ai un peu peur d’attirer l’attention depuis qu’ils savent que nous existons »

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J’affiche une moue boudeuse aux paroles de Belzé. Cette rousse ne peut pas rivaliser avec moi, n’est-ce pas ? Je suis née pour les plaisirs de la chair. « Je peux te rappeler combien de longueur d’avance j’ai sur elle si tu veux ? » murmurais-je, tentatrice, à son oreille. Mes lèvres frôlaient sa peau sans la toucher totalement. Hors de question que cette fille se défende dans un domaine dans lequel je me devais d’être la reine incontestée et incontestable. J’étais, après tout, l’une des filles préférées de Lilith, si ce n’était la préférée tout court !

Ah, l’orgueil. Peut-être le pire des péchés capitaux. Heureusement, prise par la suite de la conversation, j’en oublie d’être piquée. « Voilà un moment que je n’ai pas été à Paris plus que pour quelques apparitions » notais-je en songeant que je ne m’étais rendu dans la capitale française que pour suivre mon fiancé ces derniers mois. Ils avaient de super boutiques. Je me demandais toutefois ce que cette ville avait pu faire à mon beau démon divin pour qu’il en parle en termes aussi peu élogieux. « Un excellent pigeon dirais-je même » mon sourire s’élargit. Depuis Lucrèce, la valeur des cadeaux qu’on me faisait se substituait à toute autre considération dans le choix de mes relations suivies. Je me fiançais uniquement par appât du gain, et avec les plus riches de mes conquêtes, je m’étais même parfois mariée.

L’avertissement – ou le conseil – donné par Bélzé me fait soupirer. Je pose ma main sur la sienne, dont le pouce caresse ma joue, pour arrêter son geste et fixer son attention sur moi. « Je ne referai pas cette erreur » promis-je, autant à lui qu’à moi-même. Lorsque la seule personne à qui j’avais donné mon cœur éternel était morte, une partie de la Romilly d’avant était décédée avec elle. Mon histoire avait Lucrèce n’avait duré que quelques mois avant d’être emportée par la Peste qui frappait les mortels, pourtant elle m’avait marqué à tel point que ce n’était pas passé inaperçu auprès des miens. Maintenant cette histoire était presque vieille, quelques siècles, plus grand monde n’abordait le sujet avec moi. Inutile : j’avais compris la leçon, les succubes n’ont pas le droit à l’amour.

« Je me suis cachée dès que le vent a tourné. Je n’ai pas confiance dans les humains. Quand il s’agit de foi, ils sont trop… imprévisibles » Et violents. J’avais bien aimé la période Baba Cool faites l’amour, pas la guerre, dommage que l’adage n’ait pas survécu à la génération anti-guerre du Vietnam. Se nourrir avait été si facile à cette époque ! Des coups faciles, souvent complètement shootés. Un vrai buffet à volonté !

Bélzébuth en vint à Lilith, ma très chère patronne, que je considérais aussi comme une mère pour nous, les succubes. Techniquement nous avions été créées par l’Unique mais, de nous comme du reste, il ne s’était jamais occupé. Passer aux ordres de Lilith avait été un soulagement. Je l’adorais. Pour elle, je ferai n’importe quoi. Même des trucs dangereux, et cela voulait tout dire, car ma propre préservation était très haut dans la liste de mes priorités ! « Pas pour le moment, mais ça ne saurait tarder. Je dois l’inviter à mon mariage. Elle tient toujours à être présente en ces occasions » Je laissais un petit silence et ajoutais : « Et toi ? Quelles nouvelles de notre camp ? »

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Taquine à mon tour, je laisse mes doigts courir le long de sa nuque puis sur son épaule. J’aime être rassurée sur mon pouvoir de séduction : il est tout ce que j’ai, l’essence de mon existence, ma raison d’être. J’avais été créée, au tout début du règne de l’Unique, pour tenter les hommes et vérifier s’ils étaient capables de tenir leurs serments. Nous, succubes et incubes, étions les tentateurs originels pour tous les fidèles du panthéon monothéiste. « Trop peut-être pour que tu te souviennes exactement de l’étendu de mes talents ? Il faudra que nous nous trouvions un moment pour jouer, maintenant que nous avons repris contact » lui soufflais-je avant de l’embrasser à nouveau, cette fois pour lui donner un avant-goût de ce qu’il pourrait avoir de nouveau, sous condition que nous puissions nous voir dans un endroit moins fréquenter. Je n’avais rien contre un peu d’exhibitionnisme mais l’intimité permettait souvent de s’amuser beaucoup plus !

Lorsqu’il me rassura sur ma place quelque part entre son cœur et son pantalon, je me détachai de nouveau avec un sourire : « Voilà qui est plus agréable à entendre : j’ai une réputation à tenir, tu le sais ». Fille favorite de Lilith, adorée autant que jalousée par mes pairs, appréciée de bien des divins… j’étais Romilly, une succube jusqu’au bout de mes ongles parfaitement manucurés. Parler de réputation n’était pas un vain mot. Depuis la mort de Lucrèce, mon statut était la seule chose à laquelle je m’accrochais… si ce n’était quelques exceptions, ponctuelles, qui se devaient de jalonner une vie aussi longue que la mienne.

Je passe ensuite sur la question de Paris, ainsi que sur celle d’un absence d’attachement que nous jugions tous les deux nécessaires. Jamais je ne m’étais confiée sur la mort de Lucrèce à Belzé’ ou aux autres succubes, mais tout le monde avait eu vent de cette affaire. Il avait été difficile de le cacher alors que j’étais restée des mois, presque des années, à pleurer ma bien-aimée. Revenant sans arrêt sur les lieux de notre rencontre et sur sa tombe sans corps – il avait été brûlé, comme celui de la plupart des victimes de la peste. J’avais moi-même dressé le marbre qui se tenait sous l’arbre où nous nous enlacions et y avait fait graver des mots que je pensais encore : tu étais l’étincelle d’une âme qui est morte avec toi. Peut-être aurais-je dû mourir à sa suite, me désintégrer d’une manière ou d’une autre, mais mon instinct de survie était puissant. Il avait pris le dessus sur mon chagrin, et plusieurs siècles après mes larmes, j’étais encore en train de fouler ce sol auquel était retourné ma dolce.

« Quelle idée, mon cher, d’être aussi… démonstratif. Tu devrais garder tes coups d’éclats pour l’art de la chambre ! À moins que cela ait été un commandement ? Je ne te jetterais pas la pierre, je fais tout ce que m’ordonne Lilith » Et on le savait bien, dans notre monde, que pour obtenir une faveur de ma part, il suffisait de demander à ma mère d’intercéder. Ce n’était pas arrivé depuis longtemps et j’espérais bien être tranquille encore longtemps ! Mais je n’aurai pas cette chance... « Ce n’est peut-être pas plus mal pour Baal : il est toujours tellement condescendant ! » Un trait assez commun parmi les suppôts de Lulu ! Et je n’étais pas vraiment la dernière non plus, mais Baal pouvait largement me battre sur ce terrain.

« Avec une mariée aussi belle que moi, ça ne peut être qu’un beau mariage ! Tous les hommes de l’assemblée rêveront d’être à la place de mon fiancé » m’amusais-je en songeant à toutes les autres fois où je m’étais laissée conduire à l’autel. Que des bons souvenirs : je choisissais toujours avec soin l’heureux élu. « On ne prend pas le chemin de l’apaisement, effectivement… et nous avons perdu un peu de terrain. Les humains sont si inconstants : à peine redécouvrent-ils les anciens dieux qu’ils oublient que depuis plus de 2000 ans, c’est nous qui nous occupons d’eux ! » Enfin, pas moi à strictement parler, puisque je ne suis qu’une succube, mais même mes tentations permettaient aux divins de trier le grain de l’ivraie.

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Ce n’était pas l’envie qui me manquait de prendre par la main mon seigneur de l’enfer préféré et de le conduire à ma chambre d’hôtel pour un rappel magistral… Nathaniel était toutefois un gêneur à prendre en considération. Je ne tenais pas particulièrement à lui en tant que personne. Il était gentil, beau gosse, très riche, plein de qualités essentielles pour qui voulait me passer la bague au doigt… mais je n’avais aucun sentiment pour lui. Face à l’un de mes amants divins, il ne faisait pas le poids, et encore moins face à Belzé qui était l’un de mes réguliers depuis des temps que j’avais oubliés. Lui aussi sûrement. Ce genre de choses n’a pas d’importance pour nous. En revanche, pour moi, ma sécurité est primordiale. Mon instinct de survie est l’aspect de ma personnalité qui m’a permis de ne pas suivre Lucrèce dans la tombe. Je m’accrochais à mon existence avec force et, depuis quelques mois, Nathaniel était mon pass pour une vie tranquille. Aussi, quelque soit l’envie que j’ai de déshabiller mon amant, il faudrait que je me retienne jusqu’à une occasion plus propice.

Avec élégance, je quitte momentanément les cuisses de mon démon pour aller prendre une carte de visite dans mon sac à main. Je rejoins ensuite de nouveau Belzé’ et me penche sur lui, ma main glissant mes nouvelles coordonnées dans son pantalon. J’ai dit qu’on ne pouvait pas aller à l’hôtel, pas que je ne pouvais pas m’amuser un peu – en « presque » toute innocence. « Tu n’auras qu’à m’envoyer ton numéro » dis-je en reprenant ma position initiale avec un naturel déconcertant. « On trouvera bien un moment pour se libérer de nos autres… obligations » Et, dans son cas à lui, je songeais à l’affreuse rouquine dont j’espérais, avec un peu de mesquinerie, qu’elle était en train d’étouffer son dépit quelque part.

« Bien, bien ! Tant mieux ! C’est que je tiens à ma place quelque part entre ton cœur et ton pantalon » je ponctue cette boutade d’un clin d’œil complice. Belzé et moi nous n’avions pas toujours le même rapport à la vie. Moi, par exemple, je connaissais l’état amoureux – et ne le souhaitais à aucun de mes proches. Nous étions en revanche toujours sur la même longueur d’onde pour ce qui était du franc parler et de la plaisanterie. La vie était trop monotone pour la prendre au sérieux, pas vrai ?

Nous passons pourtant à d’autres sujets, un peu plus sérieux que nos éventuelles parties de jambes en l’air. « Mais ça t’a mis en danger… je n’ai pas envie que ces déicides t’attrapent et te fassent disparaître » Là encore, nous étions différents. Moi, je m’étais cachée loin de conflits. Lui, il s’était lancé en plein dedans. J’avais toute confiance en ses multiples ressources mais une pointe d’inquiétude à son sujet pointait dans un recoin de mon cerveau. Peut-être avais-je tort de rester dans mon coin alors que certains des miens étaient en danger ? C’est que, sous mes dehors légers, j’avais une réelle peur de la mort en ce qu’elle pouvait avoir de définitif. Un traumatisme de mon histoire avec Lucrèce qui parasitait mon cerveau bien malgré moi.

Les battements de mon cœur éternel s’étaient emballés, irréguliers, un peu paniqués. Cela n’avait duré qu’une minute, tout au plus, le temps que je chasse mes peurs avec une force née de l’habitude. Lilith, Belzé, mes sœurs… ils étaient forts. Je ne devais pas me faire de souci pour eux et m’occuper de moi, c’était encore ce que je faisais de mieux. Remise de cette émotion fugace, je souris de nouveau : « On trouvera bien un moment, le plus dur était de nous retrouver, comme à chaque fois ». Les changements de véhicule des dieux faisaient que parfois nous nous perdions de vue pendant un certain temps. Même mes sœurs étaient souvent hors de mon radar pendant un moment. C’est pour cela que j’avais fait le choix depuis des centaines d’années de toujours conservé mon prénom originel, Romilly, afin d’être plus facile à trouver pour les miens. En plus, ce nom était très rare, voire inusité, ce qui le rendait pratique à l’ère d’internet. Mon prénom était le seul point sur lequel je me permettais une mise en danger, car qui dit facile à trouver dit facile à traquer… mais on n’a rien sans rien après tout.

« En même temps, comment attendre des païens qu’ils soient fair-play ? Ils n’ont toujours compté que sur leur nombre ces idiots » Je fais la moue. Il y avait des dieux, y compris parmi les celtes, que j’avais apprécié en mon temps… mais j’avais toujours été rassurée de ne pas avoir à me battre contre eux. Moi pauvre succube face à des divins belliqueux. Merci mais non merci. Si Baal aimait provoquer la bagarre, ce n’était pas mon cas !

Mon sourire revient au compliment. Il est évident que Belzébuth a raison, néanmoins recevoir quelques fleurs fait toujours plaisir. « C’est le plaisir du mariage : s’avancer vers l’autel et voir l’envie sur les traits des invités… ça fait longtemps que je ne me suis pas prêtée au jeu. Avec les modes actuelles, je vais pouvoir mettre une robe bien plus valorisante pour mes… atouts » Je ris, amusée par avance, même si je n’ai pas beaucoup avancé dans le choix de la dite robe. Il allait vraiment falloir que je m’en occupe.

« Je ne m’inquiète pas pour ça... » dis-je ensuite dans un murmure, la tête posée sur l’épaule de mon ami démoniaque pour cacher une expression qui s’assombrissait. « Sois prudent, d’accord ? » ajoutais-je en lui caressant la joue du bout des doigts. Je voulus ajouter quelque chose mais préférai m’abstenir. C’était un peu ridicule, pour une créature de mon acabit, de s’inquiéter pour des dieux, non ? À la place, je me raclai un peu la gorge. « Et même si je t’ai donné mon numéro pour d’autres raisons, tu peux aussi l’utiliser si tu as besoin de mes services… ce ne sera pas sans contrepartie mais je saurais te faire des demandes raisonnables » Oui, mieux valait badiner : j’étais bien plus à l’aise dans ce registre.

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Je comptais bien que mon amant des enfers m’appelle pour autre chose qu’un déjeuner – que par ailleurs je n’avais finalement pas touché – mais je ne doutais pas qu’il le fasse à un moment ou un autre. Je savais me rendre désirable, inoubliable aussi. Il était juste à la bonne température pour rassurer à la fois l’accomplissement futur de mes désirs et la pointe de possessivité dont j’avais fait preuve un peu plus tôt. Oh ! Pas de malentendu ! Nous avions tous les deux pléthore d’autres amants – dans mon cas, ça tenait de la survie pure et simple – et ça ne m’avait jamais dérangé de partager. Toutefois, quand nous ne nous voyions pas pendant un moment, il était normal que je m’assure être toujours à ma place, non ? Et ne répondez pas non à cette question, je sais que j’ai raison ! Ça ne semble pas spécialement déranger mon seigneur de l’enfer qui paraît plutôt amusé de mes manigances et petits jeux. On ne peut pas exclure que depuis tous ces siècles, il ait aussi l’habitude. « Tu sais parfaitement qu’il faut savoir se donner les moyens pour obtenir – ou garder – ce qu’on convoite » Et dans ce domaine j’étais une pointure. Mon jeu de séduction ne visait pas qu’à me nourrir, objectif par ailleurs assez secondaire chez moi. Il y avait des tas de choses plus importantes à mes yeux pour lesquels j’utilisais tous mes talents. Si obtenir de belles pierres était assez haut dans ma liste, conserver les quelques liens particuliers que j’avais pu noués ces derniers millénaires comptait aussi beaucoup. Et celui que j’entretenais avec Belzé’ avait son importance : il n’était pas le seul des serviteurs de Lucifer avec qui j’avais couché mais il avait quelque chose en plus. Comme je l’avais verbalisé un peu plus tôt, il était mon préféré, essentiellement parce que je ne l’appréciais pas que dans mon lit.

Et c’était en raison de cette forme d’attachement que je me montrais soucieuse de sa sécurité. L’idée qu’il se mette en danger faisait monter mon anxiété de manière anormale – n’importe qui vous dirait que je suis plutôt une succube flegmatique. Le souvenir de la perte de Lucrèce était à mettre en cause dans mes réactions sur ce type de sujet. J’acceptais mal l’idée de perdre une autre personne à qui je tenais, d’autant que jusqu’à récemment je trouvais justement un gros avantages dans l’immortalité des dieux et créatures. Qu’ils ne soient pas sensibles aux maladies était tout ce qui me permettait encore de m’attacher au-delà de mon traumatisme… mais c’était sans compter sur ces foutus déicides qui pouvaient s’en prendre à Belzé’. « J’espère que tu as raison » lui murmurais-je simplement, reprenant le contrôle de mes émotions comme j’avais l’habitude de le faire. J’hésitais à l’embrasser pour me débarrasser de ma peur mais y renonçais, craignant que mon baiser trahisse mes pensées. J’étais du genre à dissimuler ce que je ressentais, et s’il n’y avait rien de honteux à ce que mon amant sache que je m’inquiétais, il n’avait pas à savoir à quel point.

« Une mort définitive face à des païens, ça aurait été la honte » dis-je un peu plus tard, faisant de Baal – qui n’avait rien demandé – un exutoire à mon angoisse. Sans parler du fait que lui, au contraire de Belzé’, n’était pas du tout dans les serviteurs de Lucifer que j’appréciais beaucoup. C’était en parti dû à ses pouvoirs, liés à la peur, qui m’inspiraient de la méfiance mais aussi simplement à son caractère. On ne pouvait pas s’entendre avec tout le monde hein !

La conversation passant par les préparatifs de mon mariage, j’oubliais au moins pour un temps mes angoisses et m’amusais par avance du succès – inévitable – que j’aurais à mes noces, quelque soit ma robe. « C’est vrai. Pour l’époque, ma dernière robe de mariée n’était déjà pas si mal, mais je profiterais bien des tendances actuelles pour oser quelque chose de plus… sexy. Le tout étant de trouver le juste milieu, il ne faut pas que ça fasse trop vulgaire, ça reste un mariage » Du doigt je désignais ma tenue actuelle de bas en haut comme contre exemple parfait de ce que je ne pourrais jamais porté pour aller vers l’autel. Bien entendu, ces noces étaient une mascarade et l’Unique n’en avait rien à faire de mes histoires, mais savoir toujours porter la tenue appropriée au bon endroit était une question de principe. Quand j’avais passé ma robe moulante (blanche, ceci dit) ce matin, c’était bien dans l’idée de ne pas avoir à sortir ma carte bleue de la journée pour boire et manger. Ma tenue du jour ne laissait quasiment aucune place à l’imagination. À un mariage, il fallait plus de subtilité, en montrer sans trop en faire. « Si l’effet est réussi, je t’enverrai une photo. De moi uniquement, je me doute que tu t’en fiches de la tête de mon pigeon » Je comptais bien poser seule pour les photographes, même si mon mari devrait forcément être dans le paysage sur quelques clichés, pour le principe.

Mon inquiétude pour lui refaisant surface de par les circonstances que nous évoquions, je me niche dans ses bras, la tête dans son cou, et lui réponds en restant cachée par cette position pour que mon expression demeure indéchiffrable. « Je sais que c’est ridicule... » commençais-je d’une voix que je maîtrisais plus par habitude de jouer la comédie que parce que je parvenais à tenir mon inquiétude à distance. « Mais avec tout ce qui se passe, des dieux qui meurent définitivement, tout ça… je ne peux m’empêcher de me faire du souci » C’était juste que d’habitude je tâchais de ne pas y penser mais si je m’étais cachée près de mon « fiancé » c’était bien parce que je n’étais pas sereine. « Je ne veux pas qu’il t’arrive du mal, tu comprends ? » Si oui, il était très fort, car moi-même je ne m’expliquais pas totalement ces vagues d’anxiété qui me happaient dans notre conversation, alternant avec des moments plus badins et légers.

Détestant me complaire dans le sentimentalisme et le ridicule, je me secoue intérieurement et change de sujet, tout en restant dans des propositions assez sérieuses puisqu’il s’agissait d’offrir mes services dans les stratégies en cours. « Bien. Je ne me mets jamais en danger de toute façon, tu sais que c’est contre mes principes » Et c’était ce qui m’avait « sauvée » après la mort de Lucrèce. Je tenais trop à la vie. Comme si c’était inscrit en moi lors de ma création (et peut-être était-ce le cas, je n’en savais rien). « Tu peux déjà m’en parler ou c’est trop tôt ? » demandais-je plus par curiosité qu’autre chose avant d’ajouter dans un murmure sur ses lèvres, plus à l’aise avec la séduction qu’avec la peur : « Ne t’inquiète pas, je te ferai un prix d’ami… ou d’amant ».

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« Des millénaires de pratique, mais tu n’es pas mauvais non plus à ce jeu-là » dis-je avec un petit sourire complice à l’adresse de Belzé’. Bien entendu, nos conditions étaient différentes : lui séduisait par jeu, tandis que dans mon cas, même lorsque l’envie n’était pas là, il fallait bien que je me nourrisse. J’en avais fait l’amère expérience après la mort de Lucrèce. Mon premier (et dernier) grand amour décédé, je n’avais aucun plaisir à badiner. Peut-être cela eusse été différent avec des personnes proches, comme lui, mais par une sorte de mécanisme masochiste pervers, je m’étais isolée de tous les gens qui m’aimaient pour souffrir seule. Au fond, j’avais peur à cette époque que l’un d’entre eux me mette face à ma contradiction : bien que précoce, la mort de Lucrèce était inévitable. Alors je séduisais sans plaisir les premiers venus, juste parce que je n’avais pas d’autres choix, du fait de ma nature. Je n’y mettais aucun effort, n’importe qui faisait l’affaire pour peu que son énergie puisse me nourrir assez longtemps pour m’accorder le droit de me morfondre. Depuis mes débuts jusqu’à aujourd’hui, j’avais toujours trouvé du plaisir à être une succube : l’admiration que ma beauté suscitait, les cadeaux qu’on m’offrait, le sexe aussi qui pouvait parfois être satisfaisant même avec des humains… Mais ces terribles mois où j’avais erré comme une âme en peine en Italie faisait exception. J’avais maudit ma condition d’être incapable de pleurer la perte de Lucrèce comme je l’aurais voulu et de ne même pas pouvoir lui être fidèle quelques temps. Il était mort, le premier à être passé entre mes mains après son dernier soupir. J’étais tellement en colère contre l’Univers ce jour-là…

Puis, cette sombre période était passée. J’avais revu mes proches immortels, donné le change, repris mes activités avec entrain. Plusieurs siècles après, pourtant, alors que j’étais dans les bras d’un de mes amants les plus chers, je sentais encore l’aiguillon de cette perte. En effet, mon inquiétude pour Belzébuth avait un fond d’égoïsme : je ne voulais pas le perdre car je n’avais pas envie de souffrir de nouveau.

Parler de l’échec cuisant de Baal était plus simple que de m’attarder sur mes traumatismes et je me montrais plus péremptoire qu’à mon habitude. En général, je ne bitchais pas sur les divins – trop dangereux – et encore moins sur ceux de mon camp – question de loyauté. Seulement, il m’avait fallu un défouloir dans un instant d’angoisse et, du fait de son attitude méprisante, constituait une cible parfaite. Il me fallait cependant admettre, avec une moue de circonstance, que Belzé’ avait raison : on aurait été bien embêté que Baal disparaisse pour de bon. « Certes, en tant qu’allié, il nous aurait manqué. Mais, à titre personnel, beaucoup moins que d’autres » nuançais-je car, si mon amant avait évidemment raison, j’avais aussi le droit de me soucier de Baal beaucoup moins que d’autres.

Nous glissions ensuite sur le sujet de mon mariage. Ce dernier approchait et il était, quelque part, la raison de nos retrouvailles. En effet, j’étais tombée sur Belzébuth uniquement parce que j’avais accompagné mon fiancé à Istanbul ! « C’est une robe journée sans sortir ma carte bancaire, contente qu’elle te plaise » soulignais-je malicieusement avant de poursuivre : « Ou avec et sans, ce n’est pas pour ce que coûtent ces clichés… Même si je suis certaine que tu n’as pas besoin de voir à quoi il ressemble pour être sûr que je te préfère à lui » Je ponctue cette phrase d’un clin d’œil. Mon fiancé était vraiment bel homme. Un peu trop propre sur lui à mon goût mais c’est ce qui en faisait un si bon refuge pour ma sécurité. Toutefois, quelques soient les qualités de Nate, il ne jouerait jamais dans la même cour que Belzébuth. Ce dernier était irremplaçable alors que le premier n’était qu’un outil que je pourrais changer s’il devenait trop gênant.

« Hum… pour vivre heureux, vivons caché, hein ? » conclus-je faiblement dans un soupir, me redressant un peu de la position que j’avais prise un peu plus tôt pour cacher l’expression de mon visage. J’étais une bonne comédienne, il ne me fallait jamais plus que quelques minutes pour reprendre le contrôle de mes traits, même si je devinais que mes proches n’étaient pas forcément dupes de mes talents. Ceux qui me connaissaient savaient que j’étais plus sensible que ce dont j’avais l’air. Lorsqu’il mentionne leur réaction, à Lilith et lui, dans le cas où il m’arriverait quelque chose, je souris faiblement. Ma propre intégrité m’importe beaucoup mais je ne m’inquiète pas pour moi. Nous faisions de drôles de créatures du mal à nous soucier autant l’un de l’autre, pas vrai ? « Détruire le monde pour une succube, ce serait un peu exagéré. Les grands patrons ne vous laisseraient pas faire à mon avis ! Mais juste au cas où, je vais être encore plus prudente » dis-je alors dans un sourire et une volonté de me montrer, à mon tour, rassurante.

« Si c’est pour être l’atout charme, tu sais que c’est une de mes spécialités » approuvais-je tout en ayant bien du mal à imaginer qu’une déesse soit à ce point asociale qu’on ait besoin de mes services. J’étais le genre de créature à considérer avec beaucoup de respect les divins aussi, sans nier mes propres qualités, j’imaginais mal qu’on ait besoin de moi. Surtout pour des trucs vraiment sérieux : le plus souvent, on me demandait d’embellir la pièce. Certaines pourraient trouver vexant d’être reléguée au rang de pot de fleurs, mais j’étais tellement chère que je n’avais pas ce genre d’orgueil !

Son téléphone vibre. Bien que pressentant à regret la fin de notre tête à tête, je me dois d’admettre que c’est peut-être mieux ainsi… Cette tension dans l’air palpite et il était plus sage de temporiser que d’en oublier notre sens des convenances. Nous sommes des démons slash créatures bien éduqués ! « Toi aussi tu m’as manqué » Je l’embrasse et quitte ses genoux pour me lever tout en me penchant pour tapoter l’endroit de son pantalon où j’ai glissé ma carte avec mon numéro un peu plus tôt. « Ne la perds pas surtout » Puis, je dénoue tout contact physique et je constate que c’est comme si, d’un coup, j’avais froid. Je frissonne mais conserve mon sourire : « La note est pour toi ! À très vite » D’un pas gracieux, je m'éloigne, récupérant sur ma chaise mon sac à main et, avant de sortir, je lui envoie un baiser avec un nouveau clin d’œil.

Je n’avais pas perdu ma journée : ça méritait bien un peu de shopping pour fêter ça ? Belzé’ méritait que je trouve un nouvel ensemble de lingerie pour notre prochaine rencontre !