Encore une putain de mascarade.

Cela avait été la première pensée de Morrigan, en recevant le joli carton en papier recyclé pour l'invitation à la soirée. Un regroupement de tout le gratin parisien, homme d'affaires, entrepreneurs, collectionneurs, tout le monde se réunissait pour l'occasion et pour lever des fonds. La divine lut rapiement le reste des lignes couchées sur le papier. En faveur d'une association de victimes de la Grande Révélation. L'ironie était délicieuse. Elle aussi, elle devrait se coller à ce petit jeu qu'elle détestait au plus haut point : les apparences. Morrigan savait qu'elles comptaient, et c'était d'ailleurs sans doute la période durant laquelle elles comptaient le plus, de tous les moments qu'elle avait pu vivre. Mais c'était une femme d'action, et rester bavarder pendant quatre heures autour de quelques mignardises et du champagne avait beau avoir quelques avantages -notamment celui de ne pas rien avoir à débourser pour se restaurer-, elle aurait nettement préféré être sur le champ de bataille à trancher quelques chairs.

Néanmoins, elle n'était pas uniquement Morrigan, déesse celte de la guerre. Elle était également Nora Flaherty, entrepreneure hors pair qui, après avoir mené de brillantes études en art et en histoire, avait monté sa propre société de fouilles historiques. Et Nora, malgré son talent et son influence relative, avait besoin de fonds, pour faire des recherches. Et réseauter était un mal nécessaire. Alors Morrigan devait se plier à ces soirées mondaines, malgré tout ce qu'elle en pensait. Mais quitte à y aller, autant marquer les esprits. Après une mise en beauté dans les plus grands salons parisiens, elle avait enfilé une robe blanche resserée à la taille, autant échancrée sur le devant que derrière, dévoilant son dos et quelques tatouages de son enveloppe qu'elle appréciait à vrai dire beaucoup. Des boucles d'oreilles pendantes lui arrivant presque jusqu'à la base du cou vinrent parfaire sa tenue. Quelques bracelets d'argent, des bagues et de hauts escarpins finalisèrent ainsi l'apparence de Nora. Après un regard dans le miroir de son appartement, elle avait décidé de partir en direction de la galerie d'art.

La divine passa rapidement dans la petite cour pavée, se laissant prendre en photo à des endroits stratégiques, puis entra dans le bâtiment. La musique régnait déjà, des petits groupes s'étaient formés à droite et gauche, de façon éparse, près de quelques tableaux. Elle soupira. Heureusement que Chulainn n'était pas là, il aurait probablement pété une durite. C'était difficile à croire, mais ce soir, c'était elle, la tempérée des deux. Attrapant un verre de champagne, elle rejoignit un petit groupe d'hommes qui discutait de la pluie et du beau temps. Elle afficha un large sourire, se glissant dans la conversation avec une habilité qui la surprit elle-même.

« Enchantée messieurs, j'espère que la soirée comble vos attentes. »

Elle ne déclina pas son identité, pas besoin pour le moment. Au lieu de cela, elle observa l'effet provoqué. A son arrivée, quelques regards se posèrent un peu trop longtemps sur son décolleté. Elle ne s'en offusqua pas, c'était le but escompté après tout. Et puis, c'était comme tout le reste des oeuvres ici présentes : regarder, mais ne pas toucher. Lorsqu'on lui demanda avec quel homme d'affaires elle était arrivée, elle afficha un sourire carnassier. Une femme bien habillée dans une réception telle que celle-ci devait forcément être l'épouse de quelqu'un ?  Eh bien soit. Les yeux brillants, se tournant vers le deuxième homme, qui n'avait pas encore parlé, lui tendant la main, elle l'ignora royalement :

« Pierre Bachaumont, n'est-ce pas ? Vos derniers ouvrages sur les coutumes nordiques était fascinant. Nora Flaherty, fondatrice et directrice d'Ars Vivendi. Il se trouve que j'ai récemment réorienté les recherches vers les pays nordiques, j'adorerais que vous m'en disiez plus à ce sujet, et notamment tout ce qui touche à la religion. »

Sa présentation sembla couper l'herbe sous le pied de l'autre homme qu'elle ne reconnaissait pas, mais dont elle n'avait cure, pour être honnête. Alors que Pierre commençait à lui raconter la genèse de sa passion pour l'histoire, elle fit mine de s'y intéresser, tout en sirotant sa flûte. Peut-être qu'elle n'avait pas parié sur le bon cheval. Elle retint un soupir : la soirée serait longue. Elle profita du passage d'un serveur pour reposer son verre, maintenant vide, et en prendre un autre. Etonnement, elle avait la sensation d'être un peu plus calme et apaisée, ce soir. Sa folie semblait être en sommeil, toujours là, prête à bondir, mais froide. Tant mieux. Elle se méfiait tout de même et préférait rester sur ses gardes. Une sensation familière vint chatouiller ses bras et hérisser ses poils : d'autres divins étaient là. Elle n'eut pas besoin de se retourner pour voir de qui il s'agissait, mais le fit quand même pour les saluer, alors que son compagnon de discussions venait d'être accaparé.

« Teuta, Mama. Que me vaut ce plaisir ? »

Teutatès, grand, barbu, élégamment habillé. Et l'inca, toujours aussi ravissante, portant une combinaison noire tout aussi scandaleuse que sa robe. Le trio était réuni, pour le meilleur et pour le pire. Morrigan n'était pas idiote; ils devaient être venus ici pour la voir. Mais feindre l'ignorance l'amusait au moins autant que la soirée l'ennuyait.

« Ca fait un bail, non ? C'était quand la dernière fois qu'on s'est vus déjà ? Ah oui, on se faisait tirer comme des lapins. »

Amère, elle l'était. Ils avaient été peu efficaces jusque là et leurs plans avaient échoué. Quel était l'intérêt de ce rituel de pouvoir qu'ils partageaient, s'ils ne l'utilisaient pas vraiment à son plein potentiel ? Elle but une nouvelle gorgée de champagne, détaillant Teutatès, un petit sourire amusé au coin des lèvres.

« Vous avez l'air en forme ! La mort vous réussit si bien. Mais essayons de ne pas en prendre l'habitude, si vous voulez bien. »

Morrigan n'aimait pas ne pas avoir le contrôle sur les situations qu'elle rencontrait. Elle avait choisi de se laisser du temps, en revenant dans cette enveloppe, après leur mort. Elle avait choisi de réfléchir, de revoir sa posture, de prendre le temps de considérer les différentes options. Elle s'était dédiée à son travail, cherchant sans relâche le moyen de nuire au nordique. Et voilà qu'à présent, elle ne contrôlait plus rien. Cette curieuse sensation de lâcher prise qui s'immisçait en elle lorsqu'elle était avec lui, l'intimant à lui faire confiance et à briser ses gardes. Non. Il y avait une raison pour laquelle elle n'était pas revenue vers eux, et elle devait la garder en tête. Ave tout le sérieux du monde, comme si elle n'avait pas compris pourquoi ils étaient là, il sembla lui faire une fleur en lui rappelant la raison. Elle garda le silence, mais se mit à sourire avec lui lorsqu'il la suivit dans son petit jeu. Elle haussa les épaules, plongeant son regard dans le sien pour lui répondre avec certitude :

« Tant qu'à devoir revenir, autant le faire avec panache. »

Son regard dériva jusqu'à l'inca. Elle restait bien silencieuse. Morrigan eut le sentiment qu'elle n'avait pas réellement envie d'être ici. Contrairement à Teutatès, avait-elle compris pourquoi la celte avait gardé ses distances ? Peut-être. Lorsque Teutatès lui décrivit l'objectif précis de leur arrivée, Morrigan soupira. C'était donc finalement toujours la même rengaine. Visiblement, ce fut trop pour Mama Quilla également, qui préféra s'éclipser avec autant de grâce que l'astre qu'elle incarnait, les laissant seuls. Morrigan observa Teutatès, pas certaine de la réaction qu'elle pourrait avoir face à sa question, d'apparence si simple, et pourtant pas si évidente. D'un geste de la main, elle invita Teutatès à la suivre pour éviter de se donner en spectacle. Ils étaient au beau milieu de la pièce, de riches personnes se mouvaient autour d'eux. Morrigan, ou plutôt Nora Flaherty, avait une réputation à tenir. Avant de quitter la grande salle, elle attrapa un petit four pour elle et un autre qu'elle tendit à son compatriote celte.

Ils marchèrent un peu, jusqu'à atteindre une alcôve, avec une hauteur sous plafond magnifiquement décorée de lumières et fleurs, l'obscurité de la nuit engloutissant les lueurs par les immenses fenêtres. Elle appuya son épaule contre le mur, le verre de champagne tenu à deux mains, puis s'exprima.

« A quoi est-ce que tu fais référence exactement ? On a tenté des choses, mais ça a échoué. Nous n'avons pas la bonne approche. On l'a payé, encore et encore, Mama peut-être même encore plus que nous. Et tu veux qu'on recommence comme si de rien n'était ? On devrait changer de stratégie. »

Les seules choses qu'ils avaient accomplies étaient de ne pas avoir pu empêcher la mort d'autres divins. Et d'être morts eux aussi. Ce n'était pas la mort véritable, alors finalement ce n'était pas si grave. Ils pouvaient continuer le combat. Mais ce n'était jamais plaisant. Et ils l'avaient tous deux vécu, suffisamment, pour le savoir.

« Je suis fatiguée, Teuta. Mon statut de femme d'affaires me donne des privilèges, des privilèges que je peux utiliser, c'est vrai. Mais tu me connais. Les grands discours, les recherches... Ce n'est pas moi. Cette soirée me fait hautement chier. »

Elle se tut, laissant passer un couple de fortunés venus admirer les tableaux dans la pièce voisine. Elle reprit, s'approchant un peu de lui, le mettant dans une confidence qu'il connaissait sans doute déjà au fond de lui, sans pour autant nommer explicitement la personne dont elle parlait :

« Sa mort est mon premier objectif. Tu sais ce qu'il a fait, tu sais de quoi il est capable. »

Il n'avait même pas besoin d'être physiquement là pour être quand même présent. Et cela rendait Morrigan complètement dingue. Cet objectif canalisait ses pensées, sa colère, son impuissance. C'était la seule issue.

« Il faut qu'on le poursuive avec tout ce qu'on a, Celtes ou non. Et cette folie, qu'il provoque en moi.. Il faut l'utiliser. Je ne sais pas comment, mais il faut qu'on s'en serve. C'est un atout bien trop grand pour l'ignorer, et peut-être le seul qu'on a encore aujourd'hui et qu'il ne soupçonnerait pas. »

Avait-elle véritablement perdu la tête ? Peut-être. Mais il lui fallait reprendre le contrôle. Elle déglutit, le coeur battant. Elle posa son verre de champagne, à présent vide, sur le rebord de la fenêtre. Puis inspira, et reprit, croisant les bras.

« Je te l'ai déjà dit, il y a un moment. Je n'ai pas changé d'avis. Pourquoi crois-tu que je me coltine cette soirée imbuvable ? Je cherche des moyens de prendre l'avantage. Alors j'imagine que la question n'est pas de savoir si je suis avec vous, mais plutôt si vous, vous êtes avec moi ? Je crois que Mama a donné sa réponse, mais toi ? »

Il était vrai que l'éloignement de la celte devait les laisser perplexe, a minima. Après son retour, une certaine lassitude s'était emparée d'elle, la laissant avec le choix d'aller les retrouver ou celui de s'isoler un moment. La lente agonie des siècles qui passaient, interminables et pourtant rapides, la voyait pourtant sombrer petit à petit dans la folie. Loki avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase, mais la guerrière était persuadée qu'elle aurait de toute façon fini par perdre la raison. C'était là la deuxième facette de son pouvoir de prophétie, un pouvoir qu'elle peinait encore à comprendre, et encore plus à contrôler, malgré des années et des années à se côtoyer. Il lui échappait toujours, comme une volute de fumée qu'elle pensait pouvoir attraper et qui pourtant se dissipait au dernier moment. La jeune femme soupira, lorsqu'il reprit la parole pour lui répondre. Pas besoin d'être empathe pour voir qu'il était dubitatif, voire légèrement agacé par son comportement. Cela se voyait dans ses yeux.

Teutatès lui affirma qu'ils étaient avec elle, et même si elle n'en avait pas vraiment douté, elle se sentit légèrement rassurée de l'entendre néanmoins. Elle détourna le regard lorsqu'il mentionna les pertes de Mama. Elle n'était pas la seule à avoir perdu. Cela ne faisait que commencer. Et même si c'était douloureux pour elle et que Morrigan ne souhaitait cela à personne - à part peut être le nordique - elle estimait qu'il s'agissait là d'une mise en garde de quelque chose qui pourrait leur arriver à tous. Même si ses sentiments pour son propre époux s'étaient ternis avec le temps, elle ne souhaitait pas non plus qu'il ne meurt. Surtout pas de cette horrible façon.

Nora but une gorgée de sa flûte de champagne, attentive aux paroles de Teutatès. Sa colère était un peu redescendue maintenant, surtout en voyant les efforts qu'il déployait pour tenter de lui faire comprendre son point de vue. Elle n'était pas fermée. Mais tout cela elle le connaissait déjà. Qu'est-ce qui changerait, vraiment ? Son regard perçant se confrontait au sien, et sans même parler, c'était comme s'ils se battaient en silence. Il exposa les choix, et elle l'écouta avec attention. Deux choix. C'était vrai. L'option 1 était la plus sage, sans doute. Des silos de divins, chacun avec ses fidèles et ses défis. Mais cela manquait de cohésion. Un frisson d'agacement parcourut son échine lorsqu'il mentionna Dagda. L'insulter ne servait rien ni personne, et Morrigan aurait mis sa main à couper que ça ne lui faisait pas spécialement du bien non plus. C'était gratuit, et inutile car il était celte aussi. Elle posa sa flûte sur le plateau porté par un serveur qui s'en alla aussitôt avec fluidité.

« Dagda a beau être un connard, ça reste un celte. On a besoin de lui, que tu le veuilles ou non. Comme des autres d'ailleurs. »

Elle jeta un œil par la fenêtre. Un filtre rouge éclaira brusquement l'herbe du Palais Royal et elle manqua de tressaillir, avant de cligner des yeux et que le filtre ne disparaisse. Elle prit une inspiration, puis reporta son attention sur Teutatès. Il fallait avouer que ce qu'il décrivait avait quand même de la gueule. Ils étaient plus forts à trois, il l'avait rappelé, et même si ça l'embêtait de devoir en convenir, Morrigan était forcée d'admettre qu'il avait raison. Rassembler les fidèles de plusieurs divins différents. En tirer du pouvoir. Et l'utiliser, surtout, pour anéantir les nordiques. Attirée par la guerre et le combat, elle devait reconnaitre que c'était alléchant. Mais était-ce suffisant pour autant ?

« Admettons que je te dise oui. On se lie à nouveau, on transcende le temps et l'espace pour récupérer encore plus de pouvoir. Je suis à peu près sûre qu'il l'a déjà envisagé. Et s'il parvenait à l'utiliser, ce pouvoir démultiplié, à travers toi, ou Mama ? »

Et surtout, si jamais il parvenait à le manipuler pour les blesser... Elle serra la mâchoire, plongeant à nouveau son regard dans le sien.

« Si jamais il vous arrivait quelque chose... »

Elle s'arrêta, détournant le regard et croisant les bras. Morrigan n'était pas connue pour avoir beaucoup d'amis, ses pouvoirs et son tempérament de feu l'en empêchaient. Teutatès et Mama étaient sans doute ceux qui méritaient le plus ce titre parmi les divins. Chulainn en était un autre, même si leur relation s'était forgée sur une manipulation de la guerrière pour le rendre immortel, ce qui avait encore des conséquences aujourd'hui. S'il leur arrivait quelque chose... Elle ne se le pardonnerait sans doute pas. Sans compter qu'à ce jour, Teutatès était sans doute la personne qui l'empêchait de sombrer complètement. Tout cela, elle ne le dit pas. Les mots étaient superflus entre eux.

« Ca couperait court à tes envies de puissance... » dit-elle simplement, changeant de sujet. « Je ne serais pas tranquille tant qu'il sera là. On doit trouver un moyen de le neutraliser. Je refuse d'être un instrument entre ses mains et lui donner accès à nos pouvoirs combinés. Promets-le moi. »