Nos univers à contre-courant.

Je n’ai jamais percé comme mannequin. Je veux dire par là qu’à moins d’avoir un rapport malsain avec les publicités de lingerie, il était assez peu probable qu’on me reconnaisse. Or ce n’était pas – je crois – par manque de charme. J’avais surtout manqué de volonté, refusant de sacrifier ma passion pour l’histoire à des shooting aussi lucratifs que gourmands en temps et en énergie. D’aussi loin que je puisse m’en souvenir, j’avais le nez dans les bouquins et bien du mal à m’en sortir. Il faut dire qu’il n’y a rien de mieux qu’un pavé ouvert devant soit pour freiner les tentatives de converser…

Mais vous vous demandez peut-être pourquoi je vous parle de tout ça alors que je suis sur les bancs d’une prestigieuse université parisienne à écouter une conférence ? Alors, pour commencer, celle-ci porte sur l’influence des mythes et légendes dans les cultures européennes du Moyen-Âge à l’époque Moderne. Passionnant. Pas tout à fait l’endroit où on imagine une mannequin pour lingerie, toutefois il fallait cesser ces préjugés, mes collègues et moi avions toute une vie à côté des photos où nous étions – la plupart du temps – habillées et occupées. Or, en ce qui me concerne, mes loisirs prenaient pas mal de place à la fois dans mes journées et dans mon esprit : j’adorais l’Histoire, celle avec un grand H.

Depuis mon arrivée à Paris, voilà plusieurs mois, je n’avais pas eu beaucoup l’occasion de m’y consacrer. Apprendre à devenir la parfaite petite prêtresse de Loki m’avait demandé toute mon attention, et au départ je ne parlais pas français ce qui était un handicap plutôt épineux pour jouer les auditrices libres à la Sorbonne ou ailleurs dans la capitale. Ne pas savoir un mot de français m’avait bien servi pour esquiver les conversations les premiers temps mais force était de reconnaître que les conférences étaient plus intéressantes lorsque vous les compreniez.

Heureusement, j’apprenais vite, et j’étais maintenant capable de me débrouiller du moment que j’avais mon téléphone à côté pour traduire les mots manquants encore à mon vocabulaire. À ce titre, il était posé devant moi, la page du traducteur déjà ouvert lorsque je le débloquais. J’avais aussi un petit calepin posé sur ce qui me servait de pupitre et une peluche de chat tigré qui devrait, selon mes plans, me permettre de communiquer avec mon excentricité habituelle. Considérant que parler à une chaise – surtout quand celle-ci risquait d’être occupée – était pousser le bouchon un peu loin, même pour moi, j’avais emmené l’accessoire parfait pour ma non-communication.

« Mesdames et messieurs, une pause de dix minutes » L’orateur devait avoir besoin de sortir pour faire ses petites affaires mais dix minutes allaient être longues sans rien faire… Je jetais un coup d’oeil alentour, cherchant s’il n’y avait pas moyen de créer une dissension quelconque… la peur de me faire renvoyer de la conférence avant la partie la plus intéressante me retint. Je croisais alors le regard de ma voisine, lui sourit puis reportai le regard sur ma peluche que je touchais du bout du doigt avant de dire distinctement : « Ma voisine avait l’air très concentré sur la conférence, encore plus que moi, c’est surprenant petit chat, tu ne crois pas ? ». Je ne parlais jamais directement aux gens que je ne connaissais pas, je passais systématiquement par un objet. Ce n’était pas vraiment que je ne pouvais pas… c’était plutôt que je n’en avais pas envie et, aussi, que j’en avais perdu l’habitude puisque j’agissais ainsi depuis l’enfance. Bizarre ? Vous avez dit bizarre ? Et bien… vous avez raison. Et j’adore ça !

Mon regard glisse lentement de la peluche à la femme à mes côtés. On est souvent gênés par mes yeux, parce qu’ils sont très clairs et tranchent avec la couleur de mes cheveux et le léger hâle de ma peau en été mais aussi, surtout, parce qu’ils ont une sorte de fixité. C’est très utile d’être capable d’avoir un air intense quand vous posiez pour des photos, dans la vie de tous les jours, cela mettait plutôt les gens mal à l’aise. Comme pour la parole, j’aurais pu choisir d’être plus mobile, moins scrutatrice, et je préférais faire tout le contraire. Je n’avais aucun désir que les gens se sentent bien en ma présence, sauf si je l’avais décidé dans un but précis cela va de soit, et rien ne me plaisait tant que de passer pour anormale… peut-être, aussi, parce que je ne croyais ni au concept ni à la vertu de la normalité.

Après l’avoir fixée quelques secondes sans rien dire, je reviens à ma peluche, rompant le contact visuel. M’adressant en apparence au jouet posé sur la table, je réponds : « Ma voisine l’emporterait, si on comparait. Mais j’ai beaucoup aimé cette première partie, le conférencier est très intéressant » Nous avions bien fait, néanmoins, de ne pas nous mettre trop près ni l’une ni l’autre car j’avais remarqué qu’il postillonnait. Sûrement trop exalté par son sujet, il en avait oublié de faire attention. Un peu de salive ne nous aurait pas tué, évidemment, mais nous aurions moins profité si nos carnets s’étaient trouvés tâchés.

« Halloween n’est plus un mythe, la tradition a été dévoyée et n’a plus rien de religieuse. Quand je mets des petites oreilles comme les tiennes, ce n’est certainement en pensant aux origines de cette fête » Je ne savais pas si mon argument était clair ou compréhensible, et à dire vrai je m’en moquais un peu. Ma manie rendait mes phrases moins claires que quelqu’un qui parlerait normalement à ses interlocuteurs… comme je n’étais pas de celles qui tiennent absolument à avoir raison, au final, ce n’était pas si grave. D’ailleurs, ainsi que je l’avais plus ou moins dit, j’étais d’accord sur le fond avec ma voisine… sauf que je n’aurais pas dit que cela influençait les mythes et les religions. Pour moi, cette sous-culture dévoyée n’avait plus rien à voir, c’était juste autre chose.

Comme la femme à mes côtés s’excusait, je lui jetai un nouveau coup d’œil, plus bref et moins incisif, et la rassurait : « Ma voisine s’inquiète pour rien, toi tu sais que je préfère écouter que parler ». Il en avait toujours été ainsi. J’avais commencé à parler très tard pour cette raison. J’aimais entendre les autres, quelque soit le contenu de leur propos, mais je détestais avoir à répondre. C’était pour me passer de le faire que je me faisais passer pour une fille plus bizarre que je n’étais réellement en parlant à des objets ou des animaux. Je cherchais à décourager les tentatives de me faire entretenir la conversation. Que les autres bavassent, si le sujet était intéressant – et celui portant sur ce que nous venions d’écouter l’était – c’était une autre affaire : j’étais toute prête à y prêter l’oreille. « Lorelei est contente que sa voisine ne lui en veuille pas de te parler » ajoutais-je en caressant la peluche, pour qu’elle sache mon prénom. Même si le chaos était ma religion, un brin de bonne manière n’avait jamais tué personne.

« C’est un abus de langage à mon avis… puisque faire la même chose au même moment n’a rien à voir avec la foi. Or, sans elle, pas de religion » rétorquais-je sans la regarder, toujours en fixant ma peluche que je titillais du bout du doigt au risque de la faire tomber. Réalisant que sans elle je devrais interrompre la conversation, je cessais ce manège et croisais les mains sur mon pupitre dans une posture d’écolière modèle. Peut-être était-ce parce que j’étais devenue plus tatillonne sur le sujet depuis que j’étais devenue prêtresse de Loki, ou peut-être avais-je toujours eu cette tendance à rechercher l’exactitude dans les faits historiques ou religieux, toujours est-il que j’étais en net désaccord avec ma voisine. Cela n’avait rien de fâcheux puisqu’en réalité, si tout le monde était toujours en harmonie avec mes idées, je m’ennuierais beaucoup : il ne faut pas oublier que créer du désordre et du chaos était une autre de mes marottes. Bref, nous pouvions tomber d’accord sur le fait que nous ne l’étions pas, je ne changerai toutefois pas mon opinion.

« Loreleï veut bien un café mais Petit Chat doit nous accompagner. Il n’aime pas trop le café, lui, il préfère le lait » Sachez qu’en réalité le lactose est déconseillé pour nos amis félins, mais Petit Chat étant une peluche, son régime alimentaire ne posait pas vraiment de question, sauf dans mon imagination. Prenant l’objet entre mes mains, je lui dis : « Tu devrais demander à notre voisine comment elle s’appelle, et aussi ce qu’elle a préféré dans l’intervention ! » La première question n’avait rien de bien essentiel, je la posais uniquement pour maintenir une certaine égalité – ayant de mon côté révélé mon prénom – la seconde en revanche avait tout mon intérêt. Je voyais cette conférence avec des yeux d’historienne, voire de fidèle nordique, et avoir l’opinion d’une tierce personne m’intéressait. Bien que croyante, je n’étais pas obtus, et j’étais prête à entendre des avis et des préférences différents des miens. Sur ce point, comme l’avait démontré l’exemple d’Halloween, j’avais bien choisi la personne à qui m’adressait : cet échange promettait d’être riche.

Comme nous ne pourrions prendre un café pendant cet entracte en restant là où nous étions, je me levais, prenant mon sac à main et gardant ma peluche précieusement contre ma poitrine. Elle était petite – je l’avais choisie pour son côté transportable – aussi ce geste la cachait-il presque entièrement. « Allons chercher du café » décrétais-je toujours sans regarder la femme à mes côtés. Je n’en avais pas eu l’idée en premier lieu mais, après réflexion, une boisson caféinée serait la bienvenue pour rester alerte lors de la deuxième partie de la conférence. Je n’étais pas accro à ce type de boissons – ce n’était pas bon pour le teint et mon physique était mon outil de travail – tout en admettant qu’elles étaient parfois utiles pour maintenir l’attention dans la durée. J’en buvais beaucoup plus lorsque j’étais étudiante d’ailleurs, toutes ces heures les yeux rivés sur de vieux bouquins avait un effet soporifique contre lequel j’avais dû lutter, quelque soit mon amour de ces ouvrages. Sans prêter attention à quelques regards masculins, je sortais du rang, cherchant des yeux la sortie menant à la cafétéria toute proche.