Creuse encore bel animal.

Reprendre ses marques en tant qu’individu dans le monde moderne après avoir vécu presque toute sa vie dans une communauté presque hors du temps, et hors de ce monde, a été, et est toujours, très compliqué pour Valentine. Si le clergé dans son ensemble a été contraint, sur le tard, d’évoluer avec son temps, et a donc permis à ses membres d’être familiers des concepts d’internet, de smartphones autres, jamais Valentine n’aurait pourtant imaginé, par les bribes de modernité auxquelles elle a eu accès pendant ses années de vie ecclésiastiques, que la différence eut été si grande, qu’il lui serait si pénible de retrouver une vie « normale » au sortir du couvent. C’est que, elle l’aimait, sa vie au couvent ! Matériellement austère, elle était la plus riche sur le plan spirituel, monde par lequel la femme, jeune ou moins jeune, s’est toujours sentie d’avantage appelée. Elle vivait à heures fixes, de façon saine, cultivait la terre autant que son esprit, nourrissait ce dernier abondamment et le corps sans excès. Sa période de l’année favorite était même le carême, la voie du jeûne lui ayant offert ses plus belles épiphanies. Son appartement ? Ce n’était même pas elle qui l’avait décoré, incapable qu’elle aurait été de choisir quoique ce soit de présentable. Maman s’en était occupée, avait installée son grand bébé de presque quarante ans comme un coq en pâte. Papa et maman auraient pu être fâchés de se retrouver avec une adulte inadaptée à la vie moderne sur les bras, mais Valentine avait fait leur fierté pendant si longtemps, et, puisque les récents événements les ont chamboulés, eux, chrétiens sur le papier mais athées dans leurs cœurs, ils ne peuvent que comprendre que leur fille ait été bouleversée. Presque une existence toute entière remise en cause. Valentine avait besoin d’espace, et ses parents se sont assurés à ce qu’il soit accueillant et sécurisant. La seule touche personnelle de l’ancienne femme d’Eglise dans son nouveau décor, c’est celui mis en place pour sa chaîne youtube. Des souvenirs ramenés de tous ses voyages humanitaires, élégamment présentés sur des étagères, où ils faisaient concurrence à des plantes tombantes. Quelque chose d’aussi simple que Valentine.

La rigueur et le calme du couvent lui manquent. La complicité avec ses sœurs également. Même le patronage de la Mère supérieure ! Sans sa chaîne youtube pour occuper le plus clair de son temps, l’ex-nonne se rongerait les sangs en permanence, dévorée par l’oisiveté. Qeul sentiment insupportable pour elle, alors qu’il y aurait tant à faire si elle savait où donner de la tête ! Difficile quand elle a le sentiment que rien ne semble vouloir cesser de tourner autour d’elle, l’enfermant dans un tournis sans fin. Compulser ce qu’elle sait à propos des différents dieux qui les menacent et rendre les informations accessibles à tous lui donne un but, quelque chose à quoi se raccrocher, peut-être le seul point fixe de son horizon en pleine houle. En route pour aller s’acheter une nouvelle caméra de meilleure qualité –sur conseil des internautes-, Valentine fait halte dans un café, pour s’en commander un. Même un acte aussi trivial est un véritable combat pour l’ancienne religieuse, qui tente de son mieux de ne pas se culpabiliser de céder à la facilité, au consumérisme. C’est le moment que choisit une jeune femme blonde au visage de poupée pour l’aborder. De sa vie, jamais la mortelle n’aurait cru être reconnue ! Elle n’en mène donc pas large en prenant la carte tendue par la jeune femme, hébétée un instant par la question de la demoiselle, avant que le franc ne tombe quand elle se met à parer d’interface, ce qui a le bon goût de faire rire Valentine, toute prête à se moquer d’elle-même. « Si ce n’était que l’interface qui devait être amélioré ! » Elle répond, faisant ainsi comprendre à son interlocutrice que ses médias sont truffés de défauts. Elle le sait, c’est elle qui a tout fait, en autodidacte, donc… Mal. « Oui, c’est bien moi, bonjour. » Joviale, elle lui tend la main pour la serrer. « Vous êtes la première personne que je rencontre qui lise mon blog ou ait regardé mes vidéos, du coup, je me permets de vous demander… Est-ce qu’elles vous ont été utiles ? » Elle demande, pleine d’espoir, parce que, c’est bien cela sa motivation première avec cette chaîne et ce blog ! Informer les gens. Si ça ne sert pas ce but, autant arrêter tout de suite…

S’entendre dire que son contenu est intéressant suffit à mettre Valentine en joie, et en confiance. Elle se fiche intégralement de l’utilisation de son site –même s’il est très vrai qu’il mériterait qu’un ou une professionnelle corrige tous ses dégâts- bien trop heureuse de pouvoir échanger pour de vrai de son contenu, contenu que Valentine ne voit pas comme sien mais plutôt comme une propriété intellectuelle de la race humaine, une sorte de pense-bête auquel chacun pourrait avoir accès s’il le souhaite. Elle ne s’en réclame absolument pas propriétaire, loin s’en faut ! Elle ne se voit que comme un vecteur, un messager. La forme du message lui importe moins que l’efficacité de son mode de propagation, et son caractère accessible à tous. L’emballage, pour elle, est très secondaire. C’est pour cela que les plans où elle apparaît de face son très peu nombreux, le corps de ses vidéos plus volontiers composé d’un panorama composé des différentes représentations artistiques de son sujet à travers le temps (le tout de façon chronologique puisqu’on peut difficilement parler de l’évolution d’une divinité sans passer par ses représentations dans l’art). « Oui oui bien sûr, je vous en prie, avec plaisir. » Elle répond rapidement à la question de la jeune femme concernant son autorisation de s’asseoir. Au final, c’est peut-être cela qui interpelle le plus Valentine, qu’une jeune femme de son âge prenne le temps de s’asseoir avec elle pour discuter histoire et divinités, mais l’ancienne femme de Dieu est ouverte à la vie et aux rencontres, et, finalement, celle-ci l’égaie beaucoup, alors elle la prend telle quelle, acceptant de ne pas comprendre les réelles motivations de la jeune femme, si elle en a. Elle accepte, en fait, que la jeune femme n’en ai, en fait, pas, et soit juste heureuse de partager une discussion intéressante. « Je ressemble à tout le monde, et mes vidéos ne sont pas à propos de moi. Je suis même étonnée que vous m’ayez reconnue. » Elle répond, avec un sourire humble, au questionnement de sa jeune interlocutrice quant à l’absence de sollicitation que Valentine peut recevoir du chaland.

Avec beaucoup de plaisir, la petite mortelle constate que son interlocutrice ne perd pas de temps avant de poser les questions qui comptent. Dès qu’elle évoque la multitude de croyances, les yeux de Valentine se mettent à pétiller d’excitation, comme ceux d’un enfant le matin de Noël. Bien sûr, faire de telles vidéos ne vient pas sans une certaine exposition, dont l’apparente jeune femme pointe parfaitement le mauvais pendant. Et si elle tombait sur une divinité qui n’aimait pas son portrait ? Et si ? Et si ? C’est une possibilité, oui, alors quoi ?

« Difficile de compiler des informations ? Grands dieux, non ! C’est même la partie la plus amusante ! » Elle s’égaie, l’esprit envahi de milles images de ses rencontres à travers le globe, et avec quel plaisir elle avait pu écouter toutes les grands-mères ou tous les grands-pères qui avaient pu croiser sa route lui délivrer un petit bout de leur foi. Son visage rayonne rien qu’à cette multitude de souvenirs. « Le but de mon travail n’est pas de faire le tri, mais bien de composer avec chacun de ces folklores, pour dresser un portrait des divinités le plus exhaustif, le plus précis possible. » Elle répond avec calme, et assertivité. « Faire le tri, c’est peindre une toile. Elle peut être magnifique et romancée, mais ne vaudra jamais une photo en haute définition. Je ne parviendrai sans doute jamais à ce stade, mais c’est ce vers quoi tend mon travail. C’est nécessaire si je souhaite sortir des schémas manichéens dans lesquels la Foi en l’Unique en a tant repoussés. » Valentine doit beaucoup à sa foi en l’Unique, mais elle lui semble aujourd’hui… Obsolète. Son sentiment est difficile à décrire mais clairement désagréable, aussi préfère-t-elle ne pas le laisser s’installer.

Au moment de répondre concernant les menaces potentielles, l’ex-nonne ne peut retenir un soupir. « C’est ce que j’ai craint, au début, mais, au final, je ne révèle rien de quoi ils ne soient pas au courant… J’essaie de brosser des portraits complets, qui vont de leur genèse socio-culturelle à leurs derniers miracles en date. J’essaie d’être le moins péremptoire possible et d’utiliser le conditionnel… Je pense que, ce qui serait le plus à même de les vexer, c’est que je soulève la problématique de l’œuf et de la poule les concernant, à savoir… Est-ce que ce sont eux, par leurs pouvoirs, qui ont façonné les sociétés qui les ont vues naître, ou bien est-ce que c’est la société qui les a façonnés eux pour répondre à des besoins spécifiques ? Et la réponse à cette question devient cruciale pour l’avenir, parce qu’imaginez un peu que ça soit la ferveur commune qui créé les divinités ? Imaginez un peu quels miracles les gens, le commun, comme vous et moi, pourrions accomplir si nous canalisions correctement ce… ce pouvoir de création ? » Oui, Et si… ?

Totalement malgré elle, la méfiance de Valentine s’éveille au contact de Charisma. L’étudiante semble charmante et enjouée, adorable en tous points, mais, pour se distraire (et s’endormir), la mortelle regarde des documentaires de profilage, et de façon subtile, l’étudiante se montre invasive, ce qui hérisse quelque peu le poil de la discrète ancienne femme voilée. Valentine est presque inexistante sur les réseaux sociaux. Elle se sert de sa chaîne youtube pour répondre directement dans les commentaires à ses abonnés, mais est absente de X, instagram ou même facebook. Elle n’en voit pas l’intérêt, n’ayant rien à partager qui soit digne d’intérêt sur sa personne avec le monde. Elle souhaite que son contenu soit intéressant, pas se rendre intéressante.

Ayant tendance à suivre son instinct, Valentine en vient à se dire qu’il y a quelque chose de louche chez cette jeune femme, qui abonde dans son sens au point d’opérer de violent volte-face d’opinion. Prise de passion par son blog a-t-elle dit, mais passionnée à quel point ? Passionnée excentrique, ou passionnée dangereuse ? N’ayant encore pas suffisamment d’éléments à sa disposition et Charisma ayant été bien inoffensive jusque-là, Valentine ne voit pas de mal à poursuivre la conversation, mais en se résolvant à ne lui donner aucune information personnelle. Ce serait plus sûr, en attendant de savoir dans quoi elle met peut-être les pieds.

Au moins, le sujet qu’elles abordent a le mérite d’être intéressant, aussi la mortelle répond-elle d’abord par un sourire aux propos de l’américaine. « On n’approche pas si facilement une divinité… Les protocoles pour entrer en contact avec eux n’existent plus, et ce sont des célébrités maintenant. » Elle hausse une épaule indifférente. « Si j’en ai l’occasion, un jour, je le ferai. Quoiqu’il en soit, ce que vous me dîtes à propos de la Californie, qui peut être étendu à beaucoup d’états américains, n’est pas une surprise, la foi en l’Unique est encore très forte au sein des différentes populations, mais la foi en l’Unique est purement manichéenne. Pour tout bon, il y a un mauvais qui lui est opposé, à l’exception de l’Unique lui-même, au-dessus de tout. Je pense que le problème n’est pas d’admettre que cette religion est manichéenne, mais bien prendre un pas de recul supplémentaire et parvenir à se dire qu’on peut sortir de ce cadre, et être une bonne personne, qu’on peut ne pas respecter tous les dogmes, voire même s’adonner à d’autres dogmes, mais, quand on fait le total des actions de la personne, elle reste une force positive de ce monde… Je crois que le problème des américains, c’est qu’ils associent « bons chrétiens » à bonne personne. C’est ce schéma là qui doit être brisé, selon moi. Qu’en pensez-vous ? » Elle lui demande, poliment, curieuse de recueillir les idées de la jeune femme sur cette question, pour le moins inattendue venant d’un bébé adulte qui se donne beaucoup de mal pour paraître superficielle…

Valentine couve la jeune femme d’un regard conciliant. «Je pense que cette impression, tout à fait personnelle, est peut-être représentative de l’écart entre nos générations. Vous êtes née et avez grandi avec le numérique, quand il n’en était qu’à ses balbutiements dans ma propre jeunesse. Ceux de votre âge donnent l’impression que tout est accessible en un clic, les gens de mon âge savent qu’aucun clic virtuel n’aura jamais autant de saveur qu’une authentique poignée de main dans le réel. » Elle lui sourit, gentiment. «Loin de moi l’idée de vous critiquer, nous venons de deux ères totalement différentes, vous et moi. Vous faîtes avec ce que vous savez, et moi avec ce que je sais. Il n’y a ni bien, ni mal là-dedans. » Juste deux façons de faire différentes, qui se valent. Pourquoi l’une vaudrait mieux que l’autre ? «Quant à la réalité des dieux, ce que vous ne semblez pas mesurer, mademoiselle, c’est que, pendant des millénaires nous nous sommes interrogés sur le divin, au point que la science en repousse toujours les limites, trouvant des explications à tout. Ça, elle ne l’avait pas vu venir, l’existence de forces qui nous dépassent. A partir de là, les possibilités sont illimitées. C’est moins le risque qu’ils représentent en tant qu’individus que le fait même de leur existence qui vaudrait la peine que nous changions carrément de calendrier pour rebaptiser notre chronologie autour de cette découverte! » Toute à son monologue, la théologienne en avait oublié de respirer, elle inspire donc bruyamment après avoir peiné à finir sa phrase en un souffle. Autant dire qu’elle ne prête pas la moindre attention à la serveuse, captivée par sa conversation. Ça lui fait du bien, de s’épancher un peu, de partager, peut-être, un peu de son excitation. «Dans ce contexte, les référents de culte prennent un statut particulier, qui transcende le pouvoir politique, qui se retrouve totalement démuni et incapable en la matière. » Déjà parce qu’ils n’étaient pas prêts à cela –qui l’aurait été ?- et ensuite parce que, tout arsenal nucléaire duquel ils disposent, ils ne peuvent anéantir des dieux.

Tâchant de redescendre en pression pour ne pas finir par agresser la jeune femme qui se prête gentiment au jeu des questions/réponses – tiens, quelque part ça peut servir pour mon blog…- Valentine prend une gorgée de café et sort son magnétophone qu’elle pose sur la table. «Ça ne vous ennuie pas si je nous enregistre ? Si nous abordons des points intéressants, je pourrai les disséquer et les exposer dans mon blog. Vous serez bien entendue citée. » Elle lui sourit, gentiment, patientant posément l’assentiment de la jeune femme avant de mettre le vieil appareil en route. Pas de connexion intégrée pour ce magnétophone qui pourrait être considéré comme un ancêtre aujourd’hui, simplement une bonne vieille connexion micro-usb. Record. « D’un point de vue sociologique, la tendance que vous évoquez sera très intéressant à être suivie. Les membres de votre paroisse vont faire l’expérience d’un sentiment de menace imminent, et tous peuvent y répondre de façon différente, selon les influences extérieures qu’il reçoit et ses inclinations personnelles. Mettons le profil de Susan, mère au foyer, deux enfants, bonne chrétienne mais qui s’intéresse aux nouveaux courants de méditation. De fil en aiguille, elle pourrait finir par embrasser la voie hindou, bouddhiste ou que sais-je, même celtique si elle se retrouve sur des pages wiccan au gré de ses errances internet… Ce que je veux dire, c’est que la Révélation a eu le même effet que l’ouverture d’un jeu de billard, la boule blanche qui éclate le triangle, propulsant les boules dans des trajectoires presque aléatoires… » En réalité, elles sont toutes mathématiquement calculables. « Donc vous avez le parcours personnel de Susan d’un côté, avec toutes les nuances possibles et imaginables, ce qui vous donne déjà une infinité de trajectoires possibles, et vous le croisez avec celui de Bob, avec lequel elle peut être mariée ou non, mettons l’américain moyen qui est d’un côté harcelé par la propagande progressiste républicaine, et martelé par son parfait opposé, conservateur. Et puis, dans le lot, vous pouvez considérer sa propension à verser dans le virilisme, et donc à se tourner vers des cultes qui « claquent », si vous me permettez l’expression, tels que ceux de Thor, ou d’Arès, figures hautement masculines, sur lesquelles sont basées les statures des super héros de la pop culture, donc des idées aussi conscientes qu’inconscientes pour Bob ; ou alors, Bob peut verser dans le total opposer et prôner l’amour de son prochain, qui dans ce cas aussi, peut s’exprimer d’un millier de façons différentes… Cela étant, toutes ces trajectoires se croisent et s’influencent les unes les autres, dans certains cas, elles peuvent se fédérer entre elles, se souder. C’est ce qu’elles cherchent, en fait, à l’état naturel, mais l’ère de l’individualisme et du communautarisme à la fois fausse les prévisions. Ce que je veux dire, c’est que deux wiccans ne voudront s’associer que s’ils ont une même entité contre laquelle s’opposer. Sans cela, Susan sera moins intéressée par l’idée de « faire comme sa voisine ». Internet relie des milliers de gens très différents entre eux à travers le monde, mais on s’aperçoit très rapidement des limites du virtuel dans ce genre de cas. L’influence est colossale sur tous les biais des utilisateurs, mais lorsqu’il s’agit d’interagir avec le monde physique, ce qu’il reste, ce sont les pulsions les plus primaires des hommes. » Diantre, Valentine n’avait pas prévu de parler aussi longtemps ! Le fait est, une idée en poussait une autre, et ça ne voulait plus s’arrêter ! Elle a un petit rire. « Ohé ? Pas encore noyée ? » Sous son flot de paroles. On ne sait jamais !

Elle est si mignonne, cette petite étudiante… Valentine sourit à Charisma d’un air gêné. « Je n’ai pas loin de quarante ans, ça fait une grosse différence parce qu’il y a eu la révolution internet entre les deux. Cette révolution vous a sans doute poussée à vouloir travailler dans l’informatique quand, lorsque j’étais aux études, l’informatique en était à ses balbutiements. Vous, vous avez grandi avec Internet. Nous, il n’a envahi nos vies et nos maisons que lorsque j’avais déjà 16 ans. » Elle hausse les épaules, consciente du fossé qui la sépare de la génération « internet », elle qui a vécu dans le passé sous des usages désuets pendant près de deux décades. Il est vrai que le fait qu’elle ait prononcé et rompu ses vœux n’est pas une information qu’elle a partagée avec ses abonnés –qu’elle n’ait partagée avec qui que ce soit, en dehors de sa famille et de la si rare et si valorisée amitié qu’elle entretenait avec Masha Lancaster- aussi ne pourront-ils jamais comprendre vraiment l’écart philosophique qui la sépare d’eux. Ils sont nombreux à la presser de se mettre sur instagram, X et facebook, mais, non. Valentine n’y entend goutte et n’a aucune patience pour ce genre de choses, elle ne saurait même pas quoi publier ! Il est limpide, dans les yeux de la mortelle, qu’elle est loin de maîtriser la bête, et maîtriser la bête ne l’intéresse pas du tout. Ce que ses vidéos adviennent, elle s’en fiche un peu. Elle les partage sur youtube, espérant que ça renseignera certaines personnes, mais ne tient absolument pas à « faire des vues » pour la simple et bonne raison qu’elle a la chance de ne pas avoir besoin des revenus potentiels de youtube pour manger à sa faim. Cette indépendance monétaire –et intellectuelle- lui donne une force énorme, donne la certitude à ses viewers qu’elle n’aura jamais à leur coller du placement de produit ou du sponsoring, la certitude qu’elle ne vendra jamais sa philosophie à qui que ce soit, pour la simple et bonne raison qu’elle est plus qu’à l’aise financièrement, et n’a pas besoin du moindre sponsoring. Alors, oui, ses vidéos sont brouillons, mal montées, le fond est laid, son diaporama d’illustration est fait avec windows, MAIS… C’est le contenu qui compte. Comme pour tout, ne jamais juger un livre à sa couverture.

« La Révolution aussi, c’était, socialement, il y a une éternité. Il n’y a plus aucun point commun entre un français qui a pris d’assaut la Bastille en 1789 et un français d’aujourd’hui. » Amusant, cependant, que le point qui les rassemble soit les politiques. Valentine ne peut s’empêcher de rire au commentaire de la belle jeune femme. « Il semblerait qu’ils soient inefficaces de tous temps, ceux-là… » Elle plaisante, sourire aux lèvres, décidément bien enjouée par cette conversation passionnante, et réellement transcendée par la belle répartie de son interlocutrice, envers qui toute méfiance s’est envolée, au profit d’un intérêt intellectuel et philosophique grandissant. Ce genre de conversation, voilà le vice de la nonne. Attentive et captivée, indubitablement, Valentine écoute la jeune femme développer ses idées, hochant en rythme la tête en signe d’assentiment. « SAUF QUE !! » Elle rebondit, pleine d’enthousiasme, tout de suite après que Charisma ait terminé son point, au point de s’attirer l’attention de tous les clients alentours. S’en rendant compte, Valentine, qui s’était levée, le doigt en l’air, dans une attitude d’EUREKA j’ai trouvé, voit ses joues virer au rouge. « Pardon… » Elle se ravise, en se rasseyant, et se racle un peu la gorge pour reprendre. « Sauf que… Plus aucune religion, ni aucun politique, ne peut garantir la sécurité, sur quoi que ce soit, pas même sur l’immortalité de nos âmes… » Elle poursuit, le regard cette fois désolé. « Or, toutes nos sociétés modernes se sont construites autour de la sécurité. Notre monde court à son effondrement, mademoiselle. Ce ne sera peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain, mais nous n’en sommes qu’aux débuts d’une toute nouvelle ère. Cette phase est transitoire. Elle durera tant que personne n’aura pris l’ascendant. D’ici à ce que ça soit le cas, il n’y a plus de règles tacites, plus de rêve commun pour reprendre les termes des quatre accords toltèques si vous les avez lus, mais au contraire une collision d’univers aux règles qui ont été perdues avec le temps, donc que nous devons, en plus, redécouvrir ! » Valentine inspire profondément et pousse un soupir encore plus profond. « Nous sommes vraiment de petites choses… Et vous, mademoiselle, si vous deviez choisir dans quel voyage s’engagera votre âme après votre mort, quel enfer aurait votre préférence ? » Elle demande, curieuse.