Coucou Masha. Avec tout ce qu’il se passe, j’espère que tu vas bien, et que tu es en sécurité. Tu accepterais que nous nous voyions à Paris ? Ton froid pragmatisme pourrait m’être on ne peut plus salutaire… Masha, figure familière et rassurante du passé de Valentine. Masha, qui a toujours été du même genre que St Thomas, alors que sa comparse voyait déjà ses réflexions s’égarer dans l’éther. Au moment où la française s’était ouverte à sa comparse anglaise de son ambition d’entrer dans les ordres, Masha n’avait pas mâché ses mots. Elle avait respecté la décision, bien sûr, mais avait posé plein de questions tordues et proposé tout un tas de situations dans lesquelles Valentine aurait pu regretter d’avoir pris le noir. A toutes les propositions, la française avait ri à gorge déployée, arguant à l’anglaise qu’elle devait bien mal la connaître pour penser que des choses aussi triviales que des sorties, le cinéma, les voyages ou même l’amour pourraient lui manquer. Les yeux brillants, Valentine avait rétorqué à Masha que c’est en devenant nonne qu’elle pourrait aimer le plus, aimer son prochain comme s’il était elle-même. En voyant à quel point la française était décidée, avait réponse à tout, l’anglaise avait laissé tomber, et leur amitié était devenue épistolaire. Le fait est, pendant des années, Valentine s’est épanouie dans son rôle de femme de Dieu. Elle n’en a jamais reçu de signe, loin s’en faut, mais elle n’en a jamais eu besoin pour croire et donner d’elle-même. Se donner intégralement, voilà l’ambition de toujours de Valentine. Hélas, apprendre l’existence d’une multitude de divinités avait fait s’écrouler son monde, bousculé toutes ses certitudes et ses croyances jusque dans leurs bases, détruisant tout l’édifice religieux de sa personnalité. Un gros morceau qui l’a longtemps plongée dans l’errance la plus complète.

Pendant plusieurs mois, le temps que l’humaine se retourne et s’installe à Paris –aidée par papa et maman, bien sûr-, la correspondance que Masha et elle entretenait s’était tarie, Valentine ne parvenant pas à aligner deux mots cohérents quand elle était incapable d’avoir deux idées qui se suivent. Mais, maintenant que les choses sont calmées de son côté, qu’elle a pris une forme de routine entre sa chaîne youtube et la vie, que le tournis dans lequel elle a été plongé depuis la Révélation s’est arrêté, Valentine se rend d’autant plus compte qu’elle n’a rien de solide à quoi se raccrocher, aucune certitude. Elle est comme une feuille emportée au gré du courant, d’air ou d’eau, aussi impuissante, spectatrice passive de tous les miracles auxquels les mortels peuvent assister depuis quelques mois. Et, en son for intérieur, l’ancienne femme d’église ne peut s’empêcher de se demander… Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi se révéler après des millénaires de discrétion ?

Seule dans ses réflexions, Valentine n’avance pas d’iota. Elle espère qu’avec sa façon si différente de voir la vie, Masha pourra lui apporter ses lumières, lui permettre d’embrasser de nouvelles perspectives, de voir des choses qu’elle n’aurait peut-être pas encore vues, ou penser à des choses qui lui auraient échappé depuis. Le rendez-vous a été pris. Un café dans le Marais, pas loin du Sacré-Cœur, pas loin de la boutique de Masha, du moins selon l’idée de Valentine. Vendredi, à 14h. Valentine est en avance. Cette rencontre la plonge dans l’impatience. Elle a hâte d’entendre les réflexions de son amie d’enfance à propos de tout ce qui est en train de se passer. Par pudeur, Val a tu le fait qu’elle ait quitté les ordres, mais c’est quelque chose dont Masha se rendra compte au premier coup d’œil, en la voyant en jean et chemisier plutôt qu’en bure, et, brillant par son absence, le fin anneau d’or à son auriculaire, où ne peut plus aujourd’hui que deviner qu’il fût un jour habillé. Nerveuse comme avant un premier rendez-vous, Valentine a les mains moites. Masha la félicitera-t-elle d’avoir pris son indépendance de la Foi ? Assise à la table, la fantasque Valentine laisser libre à cours à son imagination, en attendant l’arrivée de son amie. Et elle ? Qu’est-elle devenue ? Quel impact a eu sur elle ces énormes changements ? Valentine n’en peut plus d’attendre, et il lui semble déjà, alors que leur entrevue n’a même pas encore commencé, que les deux dames n’auront pas assez de temps pour parler de tout ce dont elles doivent parler !

L’anxiété de Valentine s’évanouit dès qu’elle aperçoit son amie entrer dans le café. Voir Masha a toujours été une source de joie pour l’ancienne religieuse, qui ne se souvient pas d’une fois où l’anglaise l’avait déçue ou irritée. Masha et elle, malgré leurs différences, avaient toujours partagé une forme de complicité qui, même si parfois discrète en raison des épreuves de la vie de chacune, a toujours été une force sur laquelle compter dans sa vie, une constante. Les choses ont toujours été simples avec Masha. Elles se sont toujours entendues, de deux gamines vives et curieuses, prêtes à s’écorcher les genoux, à des adolescentes aux rêves et ambitions très différents, pour finir sur deux femmes à des stades à la fois similaires et diamétralement différents. Valentine n’en a pas encore conscience, mais la belle anglaise et elle sont sur le point de voir deux mondes entrer en collision, le tout placé sous la lumière aveuglante de la Grande Révélation.

« Masha, quel bonheur ! » L’étreinte est plus que bienvenue, et Valentine n’hésite pas à tomber dans les bras de son amie autant qu’elle la supporte de son étreinte. Les yeux clos, le nez de celle qui a été sœur Clémence s’enivre du parfum de celle qu’elle aime comme une sœur, de celui de sa lessive à celui duquel elle s’habille, celui de son shampooing, autant de subtiles informations que la femme choppe à la volée, autant d’indices discrets quant à la santé et à la vie de Masha. Le but n’est évidemment pas de nuire à la belle, mais bien de se préoccuper de son bien-être. « Je suis ravie de te revoir aussi. » Elle l’accueille, la laissant se débarrasser de ses affaires et se mettre à l’aise pendant qu’elle-même se rassoit sagement sur sa chaise. Sitôt Masha assise, les deux femmes se dévisagent, en silence, sourire aux lèvres. Valentine est rendue muette par la quantité d’émotions et de mots qui ne demandent qu’à sortir en direction de l’anglaise, sans qu’elle ne parvienne à fixer son choix sur aucun pour ouvrir le bal, sentiment que la belle –Valentine ayant toujours trouvé le visage de Masha si beau- libraire traduit parfaitement : je ne sais pas par où commencer. L’expression de l’amie de la prêtresse est sans équivoque : elle n’en mène pas plus large !

Mais il faut bien commencer quelque part, et le plus simple est sans doute la meilleure option. Masha en est sans doute arrivée à la même conclusion, puisqu’elle reprend en posant la question la plus simple qui soit : Comment vas-tu ? Question complexe. Elle est allée très mal, pendant des semaines, mais les choses s’étaient tassées depuis qu’elle s’était établie pour de bon à Paris, il fallait l’avouer. Elle parvient à louvoyer dans ce charnier théologique que devient la vie, et estime donc bien s’en sortir. « Je vais bien, je te remercie. » Elle peut répondre avec assurance. Elle va bien. Elle a la santé, elle est à l’abri du besoin et n’a pas à déplorer l’impact direct d’une quelconque divinité sur sa vie, comme les pauvres habitants de Marseille, entre autres malchanceux… Oui, elle va bien. Du coup, forcément, dans l’immédiat, toutes ses pensées se tournent vers Masha. « Et toi ? Raconte-moi, si tu veux bien. Tu sais que ma vie est très casanière, qu’il ne s’y passe pas grand-chose, mais toi… » Elle lui lance un regard plein d’inquiétude. « J’ai le sentiment que ce monde devient fou, et j’avais peur qu’il ne t’emporte dans sa folie… » Pleine de tendresse, elle tend sa main pour la poser sur celle de Masha avec un profond amour sororal. Il sera temps d’annoncer à la belle anglaise qu’elle a quitté les ordres, mais elle se sentirait plus en confiance de le faire une fois qu’elle cessera de s’inquiéter pour son amie.

Depuis qu’elle avait quitté les ordres, la solitude lui pesait lourdement. Elle qui avait vécu en sororité pendant près de deux décades se retrouvait, presque soudainement, livrée à elle-même. Son retour à la vie civile, heureusement, elle ne l’avait pas fait seule. Ses parents avaient répondu présents, dans la mesure de leurs moyens, larges financièrement, plus limités émotionnellement, mais ils avaient fait de leur mieux pour une fille qu’ils s’étaient résolus à perdre en faveur de l’église, et qu’ils avaient le bonheur de retrouver comme leur, comme si elle avait été, toutes ces années, victime d’un rapt. Ils avaient donc veillé aux petits soins sur leur descendance, s’étaient renseignés sur les possibles contrecoups psychologiques suite au renom des ordres, avaient couvés et installés confortablement leur fille unique, qu’ils aimaient profondément. A tort ou à raison. Ce sont des parents, leur amour est donc inconditionnel. Nonobstant, la complicité et le quotidien qu’elle partageait avec ses sœurs lui manque affreusement. Renouer avec Masha, c’est retrouver un peu de ce goût de sororité, sur lequel Valentine se jette comme une vampire assoiffée. Ses yeux brillent de plaisir, elle couve l’anglaise d’un regard empreint de tendresse, et se réjouit d’entendre que Masha a moult choses à lui raconter. Si elle est là, présente ici et maintenant, le sourire aux lèvres et l’air relativement décontracté, c’est que la fin est belle, n’est-ce pas ? L’ex-nonne se réjouit déjà d’entendre tous les tumultes qui avaient pu agiter son amie de toujours, tout en se mortifiant d’avance de ne pas avoir pu être là pour elle quand elle en avait besoin. Quelque part, cette contrition se fait voir dans son sourire, même si entendre Masha lui annoncer qu’elle avait trouvé sa place fait exploser de joie le petit cœur tout mou de l’ancienne religieuse.

« Un grand crème pour moi s’il vous plaît, merci beaucoup. » Valentine enchaîne derrière l’anglaise pour commander. Prestement. Toute agréable puisse être le service, la française est bien d’avantage absorbée par le récit à venir de son amie, et affiche un air aussi désolé que frustré de voir que ce qui retient l’attention de son amie est son changement de tenue. Comprenant que ce détail parle bien plus que le reste, à l’heure actuelle, et parce qu’il faut bien commencer quelque part, Valentine hoche la tête en signe d’assentiment en réponse à Masha. « J’ai quitté les ordres. La Grande Révélation m’a bouleversée. Je ne parvenais plus à me retrouver dans la Foi en l’Unique. Je crois que les différents contacts que j’ai pu avoir au cours de mes nombreux voyages m’ont beaucoup influencée… » Elle explique, l’air penaud. Valentine n’avait jamais douté de sa vocation. Même plus jeune, elle n’avait jamais éprouvé aucun intérêt pour le flirt, la mode, des sujets superficiels. Elle avait toujours été un rat de bibliothèque à lunettes bizarre en société. La vocation est tombée comme une évidence, et force est de constater qu’elle s’est merveilleusement épanouie dans son rôle de nonne. Valentine est devenue une femme sûre d’elle, philosophe, profondément débonnaire et bienveillante. Elle rayonne, parce qu’elle a envie de rayonner pour le monde, pas pour son propre gain, mais parce qu’elle pense que ce monde est triste et a besoin de davantage de soleil. Le rôle de nonne lui allait comme un gant, sa vie au service des autres. Il aura fallu que la Grande Révélation la bouleverse jusqu’aux fondements de sa philosophie pour qu’elle y renonce. Et pourtant la voilà, tentant de voir si l’édifice de sa personnalité est assez solide, a des fondations suffisamment sûres, pour tolérer l’écroulement d’un pan de sa personnalité. Quelques mois plus tard, elle est en train de boire un café avec son amie de toujours et semble, jusque-là, tenir la distance. Pour l’instant, il semble que oui, mais l’édifice n’a pas encore été soumis à la tempête du siècle, événement que Valentine attend autant qu’elle redoute.

« J’ai travaillé très dur pour m’en remettre. » Elle confie à Masha, l’air sérieux, air que son visage ne prend quasiment jamais, ce qui trahit la profondeur de l’affect que ce fût, et témoigne ainsi du fait que la blessure n’est pas encore totalement cicatrisée. Valentine avait traversé des torrents émotionnels pour s’en sortir, alternant les épisodes de profond désespoir, de sentiment d’abandon, avec la colère et l’incompréhension. Cette Révélation avait contraint son esprit à totalement se réorganiser, à changer toutes ses perspectives, et cette phase avait été si intense, si drainante… Valentine avait passé des jours au lit sans se laver, erré à travers la propriété de ses parents comme un fantôme pendant plusieurs semaines, connu une phrase de dépression très intense qui l’a même portée au bord du suicide. Mais le temps avait fait son œuvre, et, petit à petit, sa bibliothèque mentale s’était remise dans l’ordre, les livres jetés à bas de leurs étagères remis à place. Avec le temps, la française avait pu y voir plus clair et s’en redresser plus forte que jamais, plus confiante en son projet que jamais. Elle ignore de quoi demain sera fait, mais elle est maintenant déterminée à vivre chaque jour comme si c’était le dernier, le tout en faisant autant de bien autour d’elle-même qu’elle puisse, parce que c’est le genre d’être humain qu’elle veut être !

Cette résolution est presque palpable dans son comportement, dans la façon qu’elle a de sourire à celle qu’elle considère comme une sœur. « Mais je vais bien maintenant, beaucoup mieux, je fais des choses qui ont du sens pour moi, et je suis soutenue par ma famille. Honnêtement, la vie est aussi bonne qu’elle pourrait l’être pour moi. » Son sourire se fait plus large, confiant. « Du coup, je n’ai rien de crousti-croquant à te raconter, donc on verra ça plus tard si tu le souhaites… Toi, racontes moi ! Tu as trouvé ta place, dis-tu ? C’est une déclaration très forte ! Je meurs de curiosité, dis-moi tout… ! » Elle ne cache rien de son enthousiasme, et tout dans son attitude crie qu’elle est suspendue aux lèvres de l’anglaise, totalement transie d’impatience de revivre les aventure de Masha au fur et à mesure qu’elle les racontera.