Cette tournée artistique au cœur des pays de l’Est de mi-novembre à mi-décembre n’est qu’une pour me plier aux nouvelles exigences de mon panthéon et, surtout, de ma divine mère – au sens littéral. Je dois rencontrer davantage de fidèles et les introduire – ou les guider – à travers nos rituels, ou encore former de nouveaux prêtres et prêtresses. Il semble que j’ai les connaissances et l’expérience suffisantes pour partager ce savoir. Je dois admettre que j’en ressens une petite pointe de fierté. Par contre, celle-ci est vite ternie par la déception. Les Dieux n’offrent pas une vie éternelle par bonté d’âme ou pour récompenser le premier idiot qui sait mélanger quelques herbes ou dire quelques vieilles pierres dans une langue oubliée. Il faut accomplir davantage.

Ou il faut aller grapiller sa récompense. Le panthéon nordique me contacte régulièrement pour quelques missions de petites ou de grandes envergues. C’est, peut-être, une occasion pour tenter de me rapprocher de la fameuse Iddun et essayer de grapiller ses pommes d’or. Elles offriraient l’immortalité ! Tout semble si simple. Malheureusement, cette communication avec ces alliés du nord est à sens unique. On me connait et on sait ou me trouver. Par contre, je ne peux pas dire autant d’eux – ou même de certaines divinités de mon propre panthéon. Un frisson glacé parcourt mon échine à la simple idée de rencontrer le Dieu Noir ou ses semblables. Ils ne sont pas connus pour être tendre, et maman m’a assez mis en garde contre eux – et leurs créatures.

Aussitôt, la sordidité et la tristesse de mes soirées me frappent de plein fouet. J’ai eu vent de conflits très violents et sanglants sur ces vieilles terres slaves, détonnant avec la tranquillité relative de Paris. Il est nécessaire que je me montre plus prudente et, surtout, que je ne cède pas à mes caprices et mes démons de minuit. Je ne souhaite pas mourir bêtement par balle perdue, ou prise dans les mailles du filet de quelques bêtes ou étrangetés des divinités. Je n’ai pas le cuir solide : je tombe vite, comme une petite mouche. Par contre, rien ne m’empêche d’inviter ceux que je connais – des fans, des habitués, des amis – dans cette suite payée par l’un d’eux d’ailleurs et m’amuser jusqu’au petit matin.

L’heure affiche 23h04 : j’ai encore le temps d’improviser une petite soirée.

On toque à la porte, et ma manager m’annonce la visite d’une nouvelle fan. Je signale que je serais prete dans une dizaine de minutes. Aussitôt la porte refermée, je me mets en condition : rafraichir mon maquillage, remettre de l’ordre à mon costume du soir et recoiffer des cheveux un peu malmenés par quelques tours de magie. Et j’accueille, avec un grand sourire. Et je deviens blanche, avec un sourire figé. Je ne parle pas, me contentant de fixer la blondinette qui me fait face et sur laquelle la porte se referme. Est-ce que je rêve ? Aussitôt, je me retourne vers le miroir pour voir si cette silhouette d’outre-tombe s’y reflète : oui. Je me pince fort, quoique discrètement, la cuisse : j’ai très mal. Non, je ne rêve pas. Une femme présumée morte se tient bel et bien devant moi.

- Alcina … Mais … Vous … Vous n’êtes pas morts ? demandais-je d’une petite voix.

La phrase semble si simple, et pourtant si complexe à la fois.
Qu’est-ce qu’il se passe ?

Je suis toujours aussi pantoise. Je ne sais ni quoi dire, ni quoi penser. Je me contente de la fixer. Elle se déplace, elle respire, elle sourit, elle parle. Elle est loin d’être un cadavre rigide bouffé par sa propre vermine ! Elle n’est pas non plus un macchabé dont les ongles et la pilosité corporelle ont continué à pousser hideusement ! Elle est belle et bien vivante et en pleine forme, s’installant confortablement sur l’un des fauteuils et me parlant normalement.

- Tu as feint … ta mort ? , demandais-je, avec incrédulité.

Est-ce possible ? Si oui, qui repose au nom d’Alcina sous terre ? A qui est-ce que le monde a refusé le droit que les proches se recueillent sur sa tombe, et que les représentants de sa croyance performent les rituels mortuaires ? La mort est une composante importante de mon rôle de prêtresse au sein de la communauté slave, me forçant à faire preuve plus d’empathie envers les défunts qu’envers les vivants.

- Ta fille est en train de de faire ton deuil, soufflais-je. Quelqu’un d’autre est en train de reposer à ta place sous terre ! , commençais-je à m’emporter. Tu ne peux pas te permettre de tromper la mort ainsi !, m’énervais-je franchement.

Le rouge me monte aux joues.

Pourtant, quelque chose me chiffonne dans son attitude, son regard ou son allure. Plus pâle que d’ordinaire, elle n’en dégage pas moins une plus grande force mais également une aura différente. J’ai souvenir d’une blonde débordant d’amour maternelle, quoiqu’avec ses secrets et ses zones d’ombre. Aujourd’hui, coincée dans un logis exigu avec elle, je me sens en danger. Pourquoi ai-je subitement ce sentiment ? Qu’est-ce qui a bien pu changer depuis le temps ?

- Et surtout, pourquoi es-tu ici et pas avec ta famille ? l’interrogeais-je.

Mes neurones reprennent doucement mais sûrement du service. Qu’elle soit vivante est déjà surprenante, mais qu’elle soit ici et non ailleurs est tout bonnement bizarre et étrange ! Nous n’étions pas de parfaits inconnus, certes, mais nous n’étions pas non plus de grandes amies. Notre seul lien est la fille d’Alcina même, une petite fille qui est apprécie mes leçons sur la religion slave mais également mes spectacles. Elle m’adore. Je dirais même qu’elle m’adule. Et j’ai rendu autant que possible cet amour, en lui octroyant du temps, en étant présente lors de ses grandes joies et en la guidant lors de ses grandes peines.

- Excuse-moi. Je me suis trop emportée. Je suis juste … Je ne comprends pas. C’est impossible.

Je m’effondre sur ma chaise, rattrapée par ces fortes émotions. Tant bien que mal, je m’empare d’un verre et d’une carafe d’eau à disposition, et bois goulument ce liquide transparent et sans goût. Quelques minutes après, mes esprits sont un brin plus clairs – quoiqu’encore confus et avec mille questions !

- Putain, Alcina, il se passe quoi ?

J’ai besoin de réponses.
Sérieusement.

La mort n’a pas voulu de moi. Qu’est-ce qu’elle raconte exactement ? Est-ce qu’elle a été prise au piège, et elle a échappé à une mort certaine in extremis ? Est-ce qu’elle a expérimenté une véritable mort, revenant à la vie aussitôt qu’elle a vu cette fameuse lumière ? Il y a toutes ces possibilités logiques et rationnelles, et puis il y a toutes ces options surnaturelles et dangereuses. Dans quelle catégorie dois-je classer cette morte-vivante ?

Je ne peux pas retourner auprès d’eux. J’arque un sourcil, circonspect face à une telle annonce. Alcina est une mère dévouée. Elle ne fait pas partie de ces mères qui abandonnent leurs poulains sur un caprice ou en raison de conditions rudes et épouvantables. Elle fait partie de ces femmes qui traineront leurs poussins avec eux, jusqu’au bout du monde, persuadées d’être la seule et l’unique capable de les protéger. Quelles sont les raisons d’une déclaration aussi radicale, et allant à l’encontre de sa nature même ?

Les créatures qui font partie de ton panthéon. Ma gorge s’assèche et mon cœur s’accélère violemment.

- Putain.

Malgré moi, je m’empare du premier objet qui me tombe sous les mains. C’est une chose que de rencontrer une créature lorsqu’on le cherche – et qu’on le trouve. C’est autre chose que de tomber sur l’une d’elles de façon totalement inattendue !

- Il y a plusieurs possibilités. Cikavac, un animal volant qui exauce tes souhaits. Rusalka, esprits féminins malveillants qui parcourent les cours d’eau. Les strigoïs, ou oupyrs, communément appelés vampires, soufflais-je. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Elle peut avoir fait un vœu auprès de Cikavac, mais j’ai un grand doute : elle ne se cacherait pas de sa famille. Quant aux Rusalka et Oupyrs, je ne sais pas s’il est possible qu’une humaine se transforme en une telle créature. Et si oui, je ne connais pas exactement les conditions.

- Qu’est-ce que tu me veux ? , demandais-je, aucunement rassurée ou à l’aise d’être en tête-à-tête avec une présumée morte qui semble ne plus être humaine.

Aux dernières nouvelles, je le suis toujours, et je suis sacrément vulnérable de facto. Cette impuissance m’enrage à cet instant-ci. Si j’avais été une divinité, je n’aurais rien craint. Si j’avais un artefact puissant, comme un bouclier ou un accessoire m’octroyant quelques avantages, j’aurais pu fuir ou avoir un semblant de supériorité dans cet échange. Et, plus simplement, si j’avais été immortelle, je n’aurais pas à m’inquiéter autant de mon intégrité physique ou de mon espérance de vie.

- Si tu veux que je te débarrasse de ta condition, je ne sais pas le faire personnellement. Par contre, je connais une divinité qui pourrait t’aider. Mais je ne peux te donner aucune garantie : elles sont très capricieuses, expliquais-je, me demandant sincèrement si Morana s’intéresserait à Alcina.

Celle-ci n’est pas la première, ni la dernière créature mécontente ou avec des désirs. Moi-même, en étant la fille de cette déesse, j’ai grand mal à me faire entendre, voire même à exiger quelques droits ou avantages. Je ne peux rien promette, mais je peux tenter.

Tant qu’on me laisse un souffle de vie.

Il y a une différence entre entendre un mythe et rencontrer un mythe. Dans le premier cas, au mieux, on en rit. Au pire, on en fait quelques cauchemars. Dans le second cas, la surprise et la peur paralysent tant de corps que d’esprit. Il n’est plus possible de réfléchir ou de bouger. Nous sommes le lapin pris dans le piège, priant que le prédateur ne nous a pas vu.

Oupyr. Elle est devenue une oupyr. Il est donc véritablement possible de transformer un être humain en une tout autre créature ! Un nouveau monde s’offre à moi et, surtout, de nouvelles perspectives ! Si jamais les Pommes d’Iddun, ou l’Ambroisie des Greco-romains n’existent pas, la transformation en créature nocturne est une possibilité.

Cette option est dangereuse, naturellement. Je me mets à la merci d’une créature, avec ou sans libre-arbitre. Je n’ai aucune garantie qu’elle remplira sa part du marché et, plus important, je ne sais pas exactement tout ce qu’une telle transformation implique. Serais-je liée à tout jamais à un sang ou à une promesse ? Tant de questions sans réponses.

Je respire à nouveau.
Je pense à nouveau.

Elle ne veut pas changer sa nature, ni obtenir l’aide d’une divinité. J’arque mes sourcils. Est-ce que tout humain changé peut se faire à une telle condition aussi rapidement ? Si toutes les légendes sont vraies, il est question de massacre, de sang et de chair humaine. Je suis loin d’être un modèle d’altruiste, de moral et de scrupule, mais ce nouveau style de vie parait bien rebutant. Suis-je prête à aller à une telle extrémité pour une immortalité d’âme et de corps ?

- Pardon ?, finis-je par dire, lorsqu’Alcina avoue la raison première pour laquelle elle est là.

Sa fille. Evidemment. Il semble que l’instinct maternel ne crève pas dans ce processus. Pour autant, je ne réponds pas immédiatement. Il y a trop d’information à considérer. Nous ne rencontrons pas une mort-vivante tous les jours, et encore moins une encore capable de marcher, respirer, parler et réfléchir. Est-ce que je suis davantage à l’aise ? Non. Inconsciemment, je porte la main à cet endroit ou j’avais déjà été mordu. Nulle cicatrice mais la douleur fantôme persiste – comme cette curiosité morbide.

- Elle est …, commençais-je, pour finalement m’interrompre.

Terrassée ? Anéantie ? Déboussolée ? Désorientée ? Désemparée ? Triste ? Déprimée ? Est-ce que je peux dire tout ça à une mère, sans me risquer ? Qu’est-ce qui me garantit qu’elle ne va pas détruire ma loge dans un accès de rage, par exemple ? Qu’est-ce que je risque à la rendre malheureuse – ou frustrée ? Enfin, est-ce qu’il y a moyen de minimiser l’état de sa fille, ou mentir, sans qu’Alcina ne se doute de quoi que ce soit ?

- Elle est … en deuil. Mais entourée. Très bien entourée. Je dois la revoir, bientôt. D’ailleurs. Je lui ai promis, conclus-je, incapable de dire plus. Je me sentirais plus confortable … avec des gens. Autour de nous. Je ne suis pas à l’aise en tête-à-tête avec … toi, avouais-je, la bouche sèche. Tu dis ne pas me mordre mais, tu vois, je ne sais pas. Parce que je ne sais pas exactement ce que c’est d’être une oupyr. Par exemple, que se passerait-il si tu es en colère, ou triste ou trop heureuse … ? , amorçais-je.

- Tu es une nouvelle créature, Alcina. Je ne sais plus rien de toi. Il est naturel que je me méfie de toi. C’est humain, rappelles-toi, répondis-je.

Je me retiens de lui offrir une moue réprobatrice lorsqu’Alcina assure qu’elle ne touche pas aux fidèles des dieux slaves. J’ai bien connu un oupyr lors d’un rituel au nom de Morana au fin fond d’une forêt en Pologne, il y a de longs mois. La créature n’a pas hésité à planter ces dents au niveau de mon cou et à se servir goulument. J’ai échappé à la mort in extremis. Encore aujourd’hui, mes tripes m’assurent que cette chose n’avait nulle envie de me transformer. Evidemment, je me garde de partager une telle anecdote. Je ne sais pas comment fonctionne ce monde inaccessible aux humains – à moins d’être une banque à sang sur patte, je suppose. Est-ce qu’ils échangent régulièrement ? Est-ce qu’ils sont isolés des uns et des autres ? Est-ce qu’il y a des liens de maitre/infant, comme dans ces films ? A toutes ces questions, je n’ai absolument aucune réponse. Dès lors, sans information supplémentaire, je vais éviter de jouer ma balance.

La suite ne me plait guère. Elle avoue qu’elle peut être prise d’une rage meurtrière. Je vais donc taire les dilemmes et les tentations auxquels sa douce fille est en train de faire face. La perte d’une mère à un âge aussi jeune n’est pas sans conséquence dramatique sur la psyché d’une enfant. Subitement, elle est l’agneau sans défense face aux monstruosités de ce monde. On la plaint, on en abuse. On la protège, on la surmène. Qu’importe, rien n’est plus pareil. Enfin, et plus important, elle est incomprise. Ses oncles peuvent vouloir la protéger à tout prix, mais aucun n’a cette touche féminine apte à saisir les mille et une nuances des humeurs de la gamine. Ils ne savent pas quand elle fait face à des choix moraux difficiles, ou quand des changements drastiques – mais invisibles – s’opèrent en elle.

Ma gorge s’assèche un tantinet. Je ne veux clairement pas m’étaler sur ce terrain glissant qu’est la relation mère-fille. A cet instant, j’ai la certitude que ce que nous partageons avec ma mère n’est en rien similaire entre ce qu’Alcina et sa propre fille partageaient – ou partagent. Honnêtement, je doute que la blonde sera très heureuse d’entendre tout. Rien de dramatique ou violent, mais rien de rassurant non plus. Est-ce que je peux mentir à une vampire ? Est-ce qu’elle peut deviner avec ses pouvoirs ? J’ai eu vent de quelques rumeurs et récits, de la part de ma mère, mais je n’ai pas eu davantage de détails.

Heureusement, Alcina m’offre une échappatoire. Et je la saisis instinctivement. En prime, ma curiosité peut être assouvie ainsi.

- J’ai grandi avec les récits sur les terribles punitions infligées par le Dieu Noir à ceux qui le trahissent ou se jouent de lui, ou toutes ces créatures qui viennent et qui malmènent les humains. Parle donc, Alcina. Je doute sincèrement que tes détails sordides vont me mettre mal à l’aise ou m’effrayer, dis-je, le ton tranquille, cachant au mieux cette curiosité dévorante. Si je n’exige pas trop, est-ce que tu peux également me dire pourquoi tu ne souhaites pas changer cette nature. N’est-ce pas cette même nature qui t’empêches de voir ta propre fille ? , osais-je demander.

Alcina assure que je n’aurais pas le sang-froid ou la maturité nécessaire pour entendre son récit. Je suis prête à surenchérir et à assumer le contraire ! Heureusement, elle ne m’en laisse ni le temps, ni le choix. Elle semble être volontaire pour assouvir cette curiosité assurément malsaine que j’ai vis-à-vis de sa transformation. J’arque un sourcil lorsque je saisis pleinement tous les éléments de ce processus.

Mourir dans la douleur. Renaitre dans l’incompréhension.
Entre ces deux états de vie et de mort, être enterrée.

La nécessité de croquer dans les pommes de la déesse nordique Iddun ou boire l’Ambroisie des Grecs me semblent presqu’aussitôt plus avantageux et agréables. Dans les deux cas, il n’est pas question de crever péniblement, se réveiller dans un cercueil ou sous terre et se frayer un chemin par la force de ses bras et de son désir de survivre.

Toujours est-il que la condition d’Oupyr peut se dessiner comme une dernière solution, dans le cas ou toutes mes autres tentatives ne sont que de lamentables échecs. Il me faut bien plus qu’une histoire d’horreurs pour m’effrayer et me dévier de cet objectif que je me suis fixée !

- Est-ce qu’il y a la possibilité de ne pas réussir à s’extraire ? Dans ce cas-ci, est-ce qu’il est question d’une seconde mort ou simplement rester à tout jamais dix pieds sous terre ? demandais-je lorsque la surprise initiale est passée.

J’essaye de comprendre et de saisir pleinement tous les éléments.

- Enfin, je pense qu’il te manque un élément dans ton histoire. Toute personne qui se vide de son sang et qui est enterrée ne se réveille comme un Oupyr obligatoirement. Sinon, le monde en serait peuplé. Qu’est-ce qui a fait la différence, chez toi ? avançais-je, à peine consciente des risques considérables que je prenais.

Puis, au milieu de ce méli-mélo de questions, l’évidence me frappe.

Pourquoi est-ce qu’une femme qui est morte, et qui est revenue à la vie s’embêterait à rencontrer une simple magicienne de pacotille et prêtresse authentique au service des slaves ? Certes, elle veut des nouvelles de sa fille mais elle peut aisément l’obtenir avec un coup de fil, un détective ou que sais-je. Je doute sincèrement qu’elle s’est retrouvée sans le sou du jour au lendemain. Elle doit avoir ses petites réserves, ou avoir suffisamment d’arguments pour convaincre ce genre d’enquêteurs.

Il y a anguille sous roche.

- Tu as littéralement vu la mort en face et t’as fait ton chemin dans la douleur et la souffrance en t’extrayant de ta propre tombe. Et nous voilà, aujourd’hui, à parler de la pluie et du beau temps sur les villes terres slaves. Tu ne peux pas être venue jusqu’à moi dans l’unique envie d’avoir une petite nouvelle de ta fille. C’est beaucoup de peines, pour très, très peu de gains. Je sais que l’amour maternel peut rendre les femmes déraisonnables … mais pas stupides. Qu’est-ce que tu me veux, exactement, Alcina ? interrogeais-je, le ton aussi soupçonneux que glacial, ce même ton que je réserve aux fidèles lorsque je prêche les enfers slaves !

J’arque les sourcils face aux propos, confessions et questions de l’oupyr.

Elle refuse de m’indiquer s’il existe un petit secret à la transformation d’un être humain en créature. De mon point de vue, il ne peut y avoir que trois raisons à un tel silence. Soit elle est frappée d’un sceau du secret et risque très gros à tout révéler, soit elle a bien compris mon grand intérêt et souhaite garder cet atout dans sa manche pour le futur, soit elle est inconsciente de sa propre différence.

Elle frôle la bêtise, ou la folie, lorsqu’elle avoue être venue jusqu’à moi sans un but précis. Je retiens un soupire d’exaspération. Est-ce que l’instinct maternel transforme certaines femmes censées et rationnelles en une boule d’irrationalité et de bêtises ? Je ne peux pas m’empêcher de repenser à ma tendre et terrible mère, et notamment le don qu’elle m’a fait. Elle se prive d’une bénédiction envers un autre humain – plus utile pour sa protection –, simplement pour m’éviter quelques désagréments contre le froid. Décidément, je ne sais pas quoi en penser !

Enfin, elle me surprend avec sa dernière question – quoique légitime. Comment peut-on naitre au sein d’une nouvelle communauté et évoluer en son sein sans rien en connaitre ? Le rouge de la colère me monte aux joues lorsqu’elle me menace. Oh, j’aime mentir, me jouer de la crédulité des uns et des autres, mais jamais, ô grand jamais, je ne mens sur mes dieux et mes déesses. Je crains leur colère plus qu’autre chose ! Je ravale ces sentiments un brin trop forts, et retrouve mon calme. Il y a quelques avantages à être un professionnel du spectacle : on apprend vite à maitriser émotions et traits physiques !

- Je peux mentir sur bien des choses et prendre avantage sur des esprits aisément influençable. L’ambition est mon grand défaut. Cependant, quand il est question du panthéon, de nos dieux et de nos déesses, je suis extrêmement sérieuse, authentique et sincère. Ma loyauté est ma plus grande qualité, lui expliquais-je, mettant les points sur les i. Je me dirige vers un petit sac, farfouille dedans, mets la main sur une carte de visite et la tends à Alcina. J’ai expressément construit un site internet avec beaucoup d’informations sur les mythes, légendes et rituels connus et associés au panthéon. Inscris-toi avec ton faux prénom, que tu m’indiqueras aujourd’hui, et je t’accepterai dans le cadre VIP. Tu auras plus d’informations, comme les rituels oubliés, les dieux mineurs supplémentaires et, si jamais tu es curieuse, les rendez-vous lors de soirées festives au nom des dieux et des déesses. Ce n’est pas un marchandage ou une escroquerie. C’est véritablement des événements à la gloire et aux noms de divins du panthéon, insistais-je.

Alors, je me pose sur une chaise et réfléchis longuement au récit à venir.

- Je ne peux pas te résumer tout le panthéon en quelques minutes ou heures. Je ne peux donc te donner quelques grandes lignes, mais tu vas devoir faire tes propres recherches, dis-je. Les divinités slaves d’aujourd’hui sont très différentes de l’époque où elles étaient à leur apogée. Initialement, la religion était davantage orale et était très divisée entre la population rurale, isolée et éparpillée au milieu de forêts immenses, sombres et dangereuses, et la population citadine, en contact ou en guerre avec d’autres peuples. Dans tous les cas, les divinités sont à l’image d’une nature jadis luxuriante et effrayante : grandiose, implacable, impitoyable, généreux … Depuis, beaucoup de traditions se sont perdues, et l’archéologie n’a mis en valeurs que trop peu d’évidences de rites passés. Cependant, ces découvertes ont suffi pour souffler, à nouveau, un peu de Foi dans le cœur de beaucoup d’humains. Ils reviennent d’entre les morts quasiment, et ils ont grande soif de sang de leur ennemi : le panthéon monothéiste dirigé par l’Unique, soutenus de ses anges et ses démons.

Morana a été celle qui m’a appris les vieux rites, écrits nulle part. Même sa propre mémoire faillit à quelques occasions …

- Tu es revenue à la vie … au milieu d’une guerre, Alcina. Je ne sais pas exactement quelle est la place ou le rôle des Oupyrs, en toute franchise, ni à quel dieu vous êtes rattachés. Vois-tu, je ne suis pas au courant de tout. Je suis surtout, et avant tout, une prêtresse qui sert en priorité la Morana, déesse de la Mort, de l’Hiver et des Cauchemars et, accessoirement, ma mère. Elle-même s’est alliée à un puissant dieu, Chernobog, Dieu de la Nuit et de l'Obscurité, une divinité que je crains énormément également.

Je me tais et réfléchis.

- Si j’ai à résumer les plus grandes divinités … Belobog, dit le Dieu Blanc ou le Dieu du Jour, de la Chaleur, de l'Abondance et de la Chance et son opposé, Chernobog, dit aussi le Dieu Noir, sont largement cités et adorés par tous les slaves. Dajbog, Dieu du Soleil et de la Lumière, peut être considéré comme une extension du Dieu Blanc, voire sa descendance et est donc presqu’aussi important. Au sein des populations citadines, les divinités guerrières étaient importantes, notamment Perun, Dieu de l'Orage, de la Foudre et de la Guerre, et Svarog, Dieu du Feu.

Je m’arrête là, consciente que beaucoup d’information sont données déjà.

- Je peux te citer encore bien des divins, mais je n’aurais pas la réponse à ta question. Je ne sais pas exactement à qui tu es affiliée et, donc, de facto, qui tu dois craindre à tout prix.