« En conclusion, je vous invite à retenir que, comme de nombreuses divinités de son époque, Héra a répondu a un besoin socio-culturel. Dans une société où les mœurs se voulaient plus dissolus, les maladies vénériennes étaient un véritable fléau. Une divinité de l’union matrimoniale intransigeante poussait à la monogamie, ce qui fut un choix évolutif de société. La médecine moderne ayant beaucoup lissé la menace que ces maladies représentent, on assiste pourtant à un durcissement des attentes des femmes au sein du couple en matière de fidélité, en réponse au pendant polyamoureux, bien plus libéral, mouvement en plein essor. La tendance d’un culte à la fidélité dans le mariage peut soit tendre à disparaître, soit à revenir comme fondement de la société. Au stade d’aujourd’hui, les deux évolutions demeurent possibles. Ce sera tout pour moi, merci de votre attention et excellente soirée à vous. » Valentine rend le micro, après avoir parlé pendant près de deux heures de la déesse grecque Héra. De l’exposition des mythes qui entourent sa genèse à ses coups d’éclats relatés dans les mythes, en passant par la redécouverte du panthéon grec par les romantiques, en finissant par ses dernières apparitions connues en date, Valentine a tenté de se montrer exhaustive, pouvant même intégrer dans sa conférence l’existence d’un pan du culte de la déesse circonscrit à la péninsule du Péloponnèse, découvert lors de l’une de ses nombreuses missions humanitaires de l’une des âmes ancestrales de l’endroit.

Quelques rares applaudissements servent de clôture à la conférence, applaudissements timides auxquels elle répond de façon tout aussi timide, avant de se détourner de l’assistance pour ranger toutes ses notes. A la voir faire, il est évident qu’elle a besoin de s’améliorer en terme d’organisation. Elle ne s’attend pas à recevoir de questions, ayant bien remarqué que parmi les personnes présentes, certaines l’étaient juste pour être au chaud quelques heures, aussi sursaute-t-elle légèrement malgré la douceur du ton quand quelqu’un se fait valoir dans son dos. Finissant de fourrer ses feuilles pêle-mêle dans une petite sacoche de cuir (Valentine est très old school), l’ancienne nonne fait volte-face et laisse son visage exprimer tout ce qu’il peut de surprise. Grands yeux ronds, mâchoire qui se décroche. La femme qui lui fait face a vu des photos d’elle, et nombreuses autres représentations à travers les âges, défiler en fond de sa conférence pendant les deux dernières heures. Valentine a assez souvent vu ce visage pour le reconnaître, et elle est manifestement choquée. « Oh mon Dieu, c’est… C’est vous ! Vous êtes… Je veux dire… C’est vraiment vous ! » Elle est stupéfaite, et il lui faut bien près d’une minute avant de reprendre contenance. « Quelques minutes… Vous… Vous entretenir… Avec moi ? Ok ! Oui ! Bien sûr ! Avec grand plaisir, oh mon Dieu… Ma déesse ? » Elle se reprend, peu certaine de la façon de s’adresser correctement à une divinité. Et apparemment, le contenu lui a plu ! Valentine rougit, ayant soudain très chaud. Voilà, ça y est, on y est…, une rencontre avec une divinité, elle se doutait que ça pouvait arriver, mais si tôt ? Non, elle n’était pas prête. Au moins, la dame dit avoir apprécié, signe qu’elle ne lui fera peut-être pas exploser la tête tout de suite ? Même si les explosions de tête ne semblent pas trop dans les attributions d’Héra… En tant que déesse des femmes, Valentine est certaine que la divine trouvera mille et une façons de lui faire payer son insolence… Avérée ou fantasmée, du reste !

La nervosité fait presque trembler Valentine. Toutes les préparations du monde ne valent pas l’expérience. Souvent, depuis la Grande Révélation, l’humaine s’était demandé si elle rencontrerait un jour l’une de ces divinités, et surtout, ce qu’elles pourraient bien se dire ! Des questions, la mortelle en a des milliers, qui sont presque les mêmes pour toutes, toutes centrées sur leur interminable vie, sur les vies qu’ils ont pu vivre, de leur création à leur déclin, puis leur silence pour finir par leur renaissance. Qu’en est-il des divinités dont les cultes perdurent depuis des siècles déjà, comme les hindoues ? Qui a décidé et pourquoi que ces dieux ne régaleraient plus les mortels de leurs bienfaits ou ne les affligeraient plus de leurs colères ? Tellement de questions, sur les fonctionnements des panthéons, les liens entre les différentes déités… Valentine veut tout connaître.

Empressée, elle fourre ses dernières affaires pêle-mêle dans sa mallette et la referme prestement, avant d’enfiler son manteau tout aussi prestement, au point qu’elle se met presque au garde-à-vous sans l’avoir fermé pour assurer « Je suis prête, nous pouvons y aller. » d’un ton qui se voulait calme, alors que la mortelle est en pleine effervescence, en pleine ébullition. Thaïs, un nom si commun pour une déesse, ce pouvait-être possible que ce fusse aussi simple que cela ? Toute sa vie, Valentine l’avait vécue dans la certitude qu’une force plus grande qu’elle, plus grande que n’importe qui, existait. Que cette force avait une forme de justice omnisciente. Jamais elle ne s’est figuré que cette force puisse avoir quoique ce soit d’humain. Elle devait être au-delà de cela, supérieure en tous points, purement spirituelle. S’imaginer une telle force incarnée, et pouvoir en toucher la grâce à travers un corps de chair semble être une terrible prison pour des êtres immortels. Valentine se sent désolée pour la déesse.

« Je regrette beaucoup que vous n’ayez pu assister à la totalité de la conférence, j’aurai adoré avoir votre retour, et pouvoir intégrer votre perspective à mon exposé, si vous me l’aviez permis. » Un récit de première main, la théologienne vit un rêve éveillé. Elle semble flotter sur un petit nuage, à peine consciente du décor qui défile autour des deux femmes en direction du café repéré par la divine, tant son attention est accaparée par son interlocutrice. Valentine se sent privilégiée, grandement privilégiée, et est décidée à mériter son privilège. Il est moins question ici de noyer Héra sous la flatterie ou de se montrer hypocrite pour obtenir ses faveurs, que d’une femme qui a passé toute sa vie dans le silence de Dieu, et qui se retrouve à prendre un café avec une déesse grecque. Elle n’est rien dans ce grand monde, Valentine, à peine une âme égarée, comme des milliards d’autres, qui essaie d’être la meilleure version d’elle-même, qui tente, un petit acte après un autre, de rendre la vie plus facile à ceux qui l’entourent. On peut voir, à sa façon de porter ses vêtements sans style, à la queue de cheval grossière qui retient son épaisse et longue toison brune, à l’absence de maquillage sur son visage qui ne connaît que les savonnettes que Valentine ne voue aucun culte à sa personne, qu’elle semble entretenir pour être présentable mais sans amour particulier, sans aucun soin exagéré. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas pour une quelconque exposition ou pour en tirer quoi que ce soit personnellement. Ses motivations sont bien plus naïves.

Sur le point de donner son nom à la déesse, l’humaine se stoppe, se rendant compte que ce simple geste la met mal à l’aise. « Est-ce que ça changerait réellement quelque chose pour vous que je vous donne mon nom ? » Elle demande, sans agressivité, mais avec beaucoup de curiosité. « Je veux dire, vous avez vécu plusieurs millénaires et sans doute rencontré quantité de personnes dans votre longue existence. Si je vous donnais mon nom, serait-ce seulement intéressant pour vous de vous en souvenir ? » Elle demande encore, sans montrer le moindre signe de vexation aucune. « Je veux dire, en dehors de la politesse, quelque chose de très fluctuant sur le plan sociologique, quel motif auriez-vous ? Si vous avez besoin d’une façon de me nommer au cours de notre entrevue, pouvons-nous convenir d’un surnom ? » Après tout, si Valentine peut choisir…

Discrètement, sous son manteau, Valentine vient se pincer aussi fort qu’elle le peut… Au point de se faire grimacer et se mordre l’intérieur de la joue. A priori, elle ne rêve pas. Se pourrait-il qu’elle soit victime d’un catfish ? La ressemblance avec ses photos, screenshots des écrans d’informations et de leurs reportages lors de l’inondation du port de Marseille, mais, et si ça n’était que cela, une ressemblance ? N’importe, se dit Valentine, il sera toujours temps de faire le tri entre le vrai et le faux au terme de cet entretien. Pour l’instant, pour son propre enthousiasme vis-à-vis de l’entretien à venir, la mortelle est décidée à partir du principe que son interlocutrice lui dit la vérité et qu’elle se retrouve bel et bien devant la déesse Héra, prête à répondre à ses questions, et même à lui faire des compliments ! Aussi discrètement que possible, bien que ce soit excessivement difficile, Valentine hyperventile, les yeux humides d’émotion. C’est que, la femme est très sensible. Tentant de prendre sur elle autant qu’elle peut, il reste, rien à faire, une fébrilité palpable dans son ton quand elle répond. « Le succès n’est vraiment pas mon objectif, Déesse, mon travail est à visée informative et j’estime que l’information devrait être gratuite. » Elle lui sourit, clairement désintéressée. « J’ai la chance de pouvoir subvenir à mes besoins sans avoir à compter sur un revenu pour mes conférences, mais le contraire m’aurait été impossible. » Après tout, elle a été nonne. Monnayer son temps, son attention, son savoir, n’a jamais été dans ses principes qui ont toujours été plutôt tournés vers le don de soi, l’abandon d’une partie de son individualité, pour le bien de la communauté. Si ne plus se reconnaître dans les ordres l’a contrainte à les quitter, les fondements de sa personnalité, eux, sont intacts. Le service à l’Unique n’était qu’une façon de canaliser, de cadrer le don de soi de Valentine. Si on enlève le cadre, le don n’en est pas amoindri, il est juste plus diffus, tend à partir dans tous les sens.

Elle est excitée comme une gamine au moment d’enlever sa veste, maintenant que la divinité et elle s’asseyent à la table du café choisi par la divine. Enjouée à crever, Valentine s’installe à son aise, ses affaires aussi puisqu’elle sort immédiatement son carnet, son stylo, et un dictaphone, à l’ancienne. Pas de connexion, juste une bonne vieille clé USB avec microphone. Elle installe aussi de grandes lunettes au cadre noir et austère sur son nez, cadre qui tranche avec son air rayonnant de bonheur. « Vous ne pouvez pas savoir à quel point je me réjouis de cette entrevue ! Et vous m’autorisez à intégrer vos éléments dans mon contenu ! Quelle chance vraiment, je n’en reviens pas ! » Elle babille, trépigne, ayant visiblement un peu de mal à se récupérer, avant d’inspirer et d’expirer un bon coup, profondément, pour tenter de se détendre un rien. « Vous savez, j’ai réfléchi à ma propre notion de l’immortalité. J’ai fini par croire qu’on est immortel tant que quelqu’un se souvient de nous. Du coup, je vais vous dire mon vrai nom, et je vivrai aussi longtemps que vous vous souviendrez de moi. » Elle lui adresse un grand sourire, de la béate qui n’attend pas de réponse à une question totalement interne. « Je m’appelle Valentine de Castellane, et je suis absolument ravie de vous rencontrer, déesse… » Elle incline la tête en signe de respect, peu certaine qu’elle doive lui tendre la main pour la serrer, mais définitivement les yeux encore tout émus de sa chance, et noyés de paillettes.

« Je me permets de nous enregistrer, votre témoignage mérite de figurer à la postérité. » Elle lui précise, avant de lancer le magnéto. « En vérité, en guise d’introduction, déesse, plutôt que d’avoir moult questions, j’en ai aurai surtout une… Racontez-moi, s’il vous plaît, tout de vous. Quel est votre premier souvenir ? A quoi ressemblait le monde à votre naissance ? Comment vous êtes-vous découverte ? Pouvez-vous dire que vous vous sentez femme ou n’êtes-vous réellement qu’énergie pure piégée dans un corps humain ?... » Elle s’interrompt, se rendant compte qu’elle avait fait ce qu’elle ne voulait pas, à savoir noyer son interlocutrice sous un flot de questions. Elle sourit plus largement. « J’adorerai connaître l’Histoire à travers vos yeux, Déesse, que vous apportiez votre lumière personnelle sur les événements qui l’ont marquée. » Valentine est un peu trop âgée pour Père Castor, mais son appétit d’histoire n’a jamais été rassasié ! Avec tout ça, elle en a oublié la serveuse qui attend patiemment pour prendre sa commande. « Euh, un grand crème pour moi s’il vous plaît, merci ! »